Par Christian Rebisse ♦
À la fin du XIXe siècle, le spiritisme intéresse tous les esprits curieux. Camille Flammarion, Victorien Sardou et Pierre-Gaëtan Leymarie sont les premiers à seconder Allan Kardec dans ses expériences de « tables tournantes ». Pierre-Gaëtan Leymarie (1817-1904) est un disciple zélé. Après la mort d’Allan Kardec, il prend la tête du spiritisme et assure la direction de La revue Spirite.
Comprenant que ses contemporains ne sont guère préparés pour accueillir les nouvelles sciences psychiques, il estime urgent de développer la culture générale des Français. Dans cet objectif, il seconde, en compagnie de sa femme, son ami Jean Macé à la fondation de la Ligue de l’Enseignement.
Il entraînera bientôt dans cette voie le fils de l’un de ses amis, Augustin Chaboseau (1868-1946). Ce jeune homme est alors étudiant en médecine. Pierre-Gaëtan Leymarie l’incite à se présenter à l’Hôpital de la Charité dans le service du docteur Luys qui fait alors des expériences sur l’hypnose.
Augustin Chaboseau se rend à la Charité et c’est là qu’il rencontre un autre étudiant, Gérard Encausse, le futur Papus (1865-1916). Les deux hommes sympathisent et au fil de leurs discussions se rendent compte qu’ils sont tous les deux dépositaires d’une même initiation les reliant à Louis-Claude de Saint-Martin.
1 – Papus
Papus doit son intérêt pour l’ésotérisme à la découverte des œuvres de Louis Lucas, chimiste, alchimiste et hermétiste. Passionné par l’occultisme, il étudie les livres d’Eliphas Levi. Il entre en contact avec le dirigeant de la revue théosophique Le Lotus Rouge, Félix Gaboriau, et fait la connaissance d’Albert Faucheux (Barlet) un occultiste érudit.
Dès 1887, Papus adhère à la Société Théosophique, fondée quelques années auparavant par Madame Blavatsky et le Colonel Olcott. On admet généralement que Papus et Augustin Chaboseau entrèrent dans le Martinisme par des filiations différentes. Celle de Papus vient d’Henri Delaage, tandis que celle d’Augustin Chaboseau passe par Amélie de Boisse-Mortemart. Papus indiquait en effet qu’il avait été initié par Henri Delaage (1825-1882) alors qu’il n’était qu’un jeune homme de 17 ans.
Quelques mois avant sa mort, nous dit Papus : « Delaage voulut donner à un autre la graine qui lui avait été confiée et dont il ne pouvait tirer aucun fruit. Pauvre dépôt, constitué par deux lettres et quelques points, résumé de cette doctrine de l’initiation et de la trinité qui avait illuminé tous les ouvrages de Delaage. »
Papus présente son initiateur comme ayant été initié par le chimiste Jean-Antoine Chaptal (1756-1832), son grand-père, dont il fait un disciple de Saint-Martin. On ignore si le célèbre chimiste, conseiller d’État, ministre du Consulat et de l’Empire, fut réellement en relation avec Louis-Claude de Saint-Martin. On sait cependant qu’il avait été initié dans la Franc-Maçonnerie vers 1789 à la loge La Parfaite Union, à l’Orient de Montpellier.
Henri Delaage n’a jamais prétendu avoir été initié par son grand-père. D’ailleurs, au moment de la mort de ce dernier, il n’a que sept ans. Aussi, la tradition veut qu’entre Henri Delaage et Jean-Antoine Chaptal ait existé un initiateur dont le nom ne nous est pas parvenu. Cependant, nous pensons qu’une nouvelle hypothèse peut aujourd’hui être formulée.
En effet, il est plus probable que ce soit son propre père, Clément Marie-Joseph Delaage (1785-1861), qui l’initia au Martinisme. Son père, avait été initié dans la Franc-Maçonnerie à la loge La Constante Amitié de Caen. Alors qu’il était à Paimbeuf, en 1811, il fut mandaté auprès du Grand Orient par un groupe de francs-maçons pour créer la loge des Sectateurs de Memphis.
Comme le montre la correspondance qu’il échange alors entre mars et août 1811 avec Charles Geille de la Ciotat, il connaissait assez bien la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin pour donner à son interlocuteur des conseils de lecture sur les ouvrages du Philosophe Inconnu. Charles Geille semble d’ailleurs avoir été lui-même très au fait de pratiques théurgiques similaires à celles que prônait Martinès de Pasqually.
A la lecture de cette correspondance, Paul Vulliaud précise : « nous devons bien convenir, en effet, que la tradition martiniste se perpétue par initiation livresque et individuelle » (Histoire et portraits de Rose-Croix, 1987). En 1815, il fut inspecteur des douanes à Cherbourg, puis en 1825, c’est-à-dire au moment de la naissance de son fils Henri, Inspecteur principal des douanes à Rouen. Il occupa ensuite les fonctions de Receveur principal des douanes au Havre.
Nommé Chevalier de l’Ordre Royal de la Légion d’Honneur, il mourut au Havre en 1825, où il fut enterré avec les honneurs dus à son rang. Henri dira de son père qu’il « était si versé dans la connaissance des choses divines, que le Pape Grégoire XVI l’avait nommé membre de la commission chargée d’examiner les titres du fondateur des Frères des écoles à la canonisation » (La science du vrai, 1882).
2 – Henri Delaage
Henri Delaage a écrit son premier livre, Initiation aux mystères du magnétisme, en 1847. Ardent défenseur du magnétisme, dans lequel il voit un moyen de ramener les hommes de son époque à la foi, il traitera de ce sujet dans plusieurs ouvrages. En 1852, alors qu’il est initié à la Franc-Maçonnerie depuis peu, il évoque la symbolique des disciples d’Hiram dans Doctrines des sociétés secrètes. Le F… Leblanc de Marconnay lui reproche alors d’avoir « exposé aux yeux des profanes les mystères des divers grades maçonniques ».
Il est appelé à la barre du Grand Orient devant le Grand Jury, pour s’expliquer. Il sera condamné à l’exclusion des loges pour un an. Delaage est l’une des figures les plus curieuses de son époque. Homme de bien, il était connu du tout Paris. Eliphas Lévi voyait en lui un thaumaturge méconnu. Henri Delaage, comme son père et son grand-père, était Franc-Maçon. Mais est-il Martiniste ?
Selon Papus : Delaage poussa le respect du secret jusqu’à ne pas parler de l’origine de son initiation dans ses livres, et c’est à ses intimes qu’il se plaisait à parler à cœur ouvert du Martinisme.
Camille Flammarion, dans une lettre à Papus du 19 janvier 1899, indique qu’il a été en fréquentes relations avec Henri Delaage de 1860 à 1870, et il précise : « je me souviens qu’il m’a souvent parlé de son grand-père le ministre Chaptal, et de Saint-Martin (le philosophe Inconnu), que son grand-père connaissait particulièrement. Il s’était occupé aussi lui-même, avec Matter, de la doctrine du Martinisme, sur laquelle ce dernier auteur a publié un ouvrage à la librairie académique Didier, où je l’ai aussi quelquefois rencontré ».
Papus indique que « quelques mois avant sa mort, Delaage voulut donner à un autre la graine qui lui avait été confiée et dont il ne pouvait tirer aucun fruit. Pauvre dépôt, constitué par deux lettres et quelques points, résumé de cette doctrine de l’initiation et de la trinité qui avait illuminé tous les ouvrages de Delaage. Mais l’Invisible était là, et c’est lui-même qui se chargea de rattacher les ouvrages à leur réelle origine et de permettre à Delaage de confier sa graine à une terre où elle pouvait se développer ».
3 – Augustin Chaboseau
La filiation d’Augustin Chaboseau semble passer par un autre chemin. En 1886, tandis qu’il est étudiant à Paris, ses parents, inquiets de le laisser seul, lui recommandent d’aller rendre visite à une de leurs parentes, la marquise Amélie de Boisse-Mortemart. Veuve depuis quelques années, ruinée par son mari, elle vit en donnant des leçons de piano, de chant et d’aquarelle à une clientèle mondaine et bourgeoise. Artiste aux dons multiples, elle écrit aussi quelques articles dans des revues.
Dès leur rencontre, une grande complicité s’installe entre Amélie et le jeune Augustin. D’abord sur le plan littéraire, puis par leurs affinités mystiques. Amélie fréquente le milieu du spiritisme. Augustin Chaboseau précise : « elle était mystique, ultramystique. Nulle science occulte n’avait de secret pour elle. Il est vrai qu’à cet égard, elle avait été stylée par Adolphe Desbarolles. Ce qui la passionnait plus que tout, c’était le Martinisme ».
Si le jeune Augustin connaissait le spiritisme, il ignorait tout du Martinisme, aussi Amélie résolut-elle de faire son éducation sur ce point. « Elle me prêta les livres d’Elme Caro, de Jacques Matter, d’Adolphe Franck. Ensuite, ceux de Saint-Martin lui-même. Après quoi, elle n’hésita pas à m’initier, comme elle avait été initiée par Adolphe Desbarolles, disciple direct d’Henri de Latouche. »
Cette information que donne Augustin Chaboseau lui-même dans Mon Livre de Bord, son journal personnel, est particulièrement importante, car elle précise que l’initiation qu’il reçut d’Amélie de Boisse-Mortemart n’était pas uniquement une initiation à la lecture de Saint-Martin, comme on le prétend quelquefois, mais une véritable initiation.
Faute de place, nous ne nous attarderons pas ici sur l’analyse des différents échelons auxquels se rattache cette filiation. En revanche, il nous semble intéressant de noter que les sources auxquelles se rattachent Papus et Augustin Chaboseau se rejoignent, étant donné que Adolphe Desbarolles et Henri Delaage se connaissaient parfaitement. Non seulement ils publiaient chez le même éditeur, mais ils fréquentaient le même cercle spirite, celui du baron de Guldenstubbé, avec Jacques Matter et le comte d’Ourches où ils participaient à des séances d’écriture automatique.
4 – L’initiation
C’est de la rencontre entre Papus et Augustin Chaboseau que va naître l’Ordre Martiniste. Au fil de leurs discussions, les deux étudiants ne tardent pas à s’apercevoir qu’ils sont tous deux dépositaires d’une initiation remontant à Louis-Claude de Saint-Martin. En 1888, ils mettent en commun ce qu’ils ont reçu l’un et l’autre et décident de transmettre l’initiation dont ils sont dépositaires à quelques chercheurs de Vérité. Ils créent pour cela l’Ordre Martiniste.
Bien que l’Ordre n’ait encore aucune structure, le nombre d’initiés augmente rapidement. C’est à cette époque que Papus crée la revue L’Initiation. Celui-ci n’a pas encore terminé ses études. Il s’apprête à faire son service militaire, et ce n’est que le 7 juillet 1892 qu’il défendra avec succès sa thèse de docteur en médecine.
Pourtant, quelle activité ! Il a déjà fondé l’École Hermétique, organisé l’Ordre Martiniste, créé les revues L’Initiation, Le Voile d’Isis, et déjà écrit Le Traité élémentaire de sciences occultes (à 23 ans), et Le Tarot des bohémiens (à 24 ans).
5– La tradition occidentale
Papus prend alors un certain recul par rapport à la Société Théosophique à cause de sa conception trop orientaliste de l’ésotérisme, conception qui va jusqu’à minimiser, voire même supprimer, toute perspective d’un ésotérisme occidental réel.
Cette position, prônant une supériorité absolue de la Tradition orientale, scandalise Papus. Mais un autre danger plus grave se dessinait à l’horizon. Sans lui, nous confie Papus, la Tradition occidentale aurait pu continuer à transmettre son flambeau d’initié à initié dans le silence et l’inconnu. En effet, selon Papus et Stanislas de Guaita, certains occultistes essayaient de déplacer l’axe de gravitation de l’ésotérisme hors de Paris, sa terre d’élection ; « Aussi fut-il décidé en Haut Lieu [précise mystérieusement Papus], qu’un mouvement de diffusion devait être entrepris afin de sélectionner de véritables initiés capables d’adapter la tradition occidentale au siècle qui allait s’ouvrir ». Le « haut lieu » auquel se réfère Papus semble être l’H. B. of L . (Hermetic Brotherwood of Luxor), c’est-à-dire la Fraternité Hermétique de Luxor. Cet ordre mystérieux avait été fondé vers 1870 par Louis-Maximilien Bimstein (1847-1927), dit Max Théon ou Aïa Aziz, un personnage singulier. En 1870, il était dirigé en Angleterre par Peter Davidson, que Papus considérait comme son « maître en la pratique ».
En France, c’est F.-Ch. Barlet (Albert Faucheux, 1838-1921), qui dirigeait l’Ordre. Il faut noter que la plupart des membres fondateurs de l’Ordre Martiniste, comme Papus lui-même et F. Ch. Barlet, sont des membres de l’H. B. of L. Pendant quelque temps, il constitue d’ailleurs une sorte de Cercle intérieur dans l’Ordre Martiniste, Cercle qui sera bientôt remplacé par l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix.
L’H. B. of L. se fait un devoir de restaurer l’ésotérisme occidental en lui donnant un aspect scientifique. Par là, il veut stopper l’expansion de la Société Théosophique, qu’il accuse de vouloir « vicier l’esprit de l’Occident et l’entraîner sous la domination de la pensée orientale ». Son but était de remettre en activité un Ordre enraciné dans l’ésotérisme chrétien pour préserver la pérennité de la Tradition occidentale et contrecarrer la machination destinée à conduire les chercheurs sincères vers une impasse. Le Martinisme aurait été le creuset de cette transmutation.
6 – Le Suprême Conseil de 1891
En 1890, Papus démissionne de la Société Théosophique, et dès ce moment, le Martinisme s’organise d’une manière plus précise. Papus et Augustin Chaboseau rassemblent quelques amis, Stanislas de Guaita, Lucien Chamuel, F.-Ch. Barlet, Maurice Barrès, Joséphin Péladan, Victor-Émile Michelet et quelques autres. Ainsi naît l’Ordre Martiniste. Les initiations se font plus nombreuses et l’année suivante, en juillet 1891, l’Ordre Martiniste se dote d’un Suprême Conseil composé de vingt-et-un membres.
On procède à une élection pour désigner le Grand Maître et c’est Papus qui est élu à cette charge. Il refuse d’abord cette fonction, pensant qu’elle revient à Augustin Chaboseau, en tant que neveu d’Amélie de Boisse-Mortemart, qui jusqu’alors présidait une sorte de « conseil de vigilance », groupe informel qui perpétuait discrètement l’initiation martiniste en dehors de tout Ordre constitué. Augustin Chaboseau estime cependant que Papus est plus à même que lui de diriger l’Ordre, et finalement ce dernier accepte la Grande Maîtrise.
Grâce aux talents de Papus et à l’aide matérielle de Lucien Mauchel (Chamuel), l’Ordre prend rapidement un essor considérable. L’Initiation, revue mensuelle, devient son organe officiel, et un peu partout en France des loges sont créées. Paris en compte bientôt quatre : Le Sphinx, dirigée par Papus, où se font les études générales ; Hermanubis, dirigée par Sédir, où l’on étudie la Mystique et la Tradition orientale ; Velleda, dirigée par Victor-Émile Michelet, qui se consacre à l’étude du symbolisme, et Sphinge, réservée aux adaptations artistiques. Le Martinisme se développe aussi dans de nombreux pays comme la Belgique, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, l’Égypte, la Russie, la Tunisie, les États-Unis d’Amérique, l’Argentine, le Guatemala et la Colombie. Le nombre des loges dépasse la centaine en 1898.
7 – La Faculté des sciences hermétiques
Papus veut rénover l’ésotérisme occidental : « puisqu’il existe des facultés où l’on peut apprendre les sciences matérialistes, pourquoi n’y en aurait-il pas une où l’on pourrait apprendre les sciences ésotériques ! ». C’est ainsi qu’il crée l’École supérieure libre des sciences hermétiques, un groupe donnant des cours et des conférences pour faire connaître aux chercheurs les valeurs de l’ésotérisme occidental.
Ce cercle extérieur de l’Ordre Martiniste deviendra plus tard le Groupe indépendant d’études ésotériques, puis l’Ecole hermétique et de faculté des sciences hermétiques. Les cours y sont nombreux et les sujets étudiés vont de la kabbale à l’alchimie et au tarot, en passant par l’histoire de la philosophie hermétique, soit environ une douzaine de cours par mois. Les professeurs les plus assidus sont Papus, Sédir, Victor-Emile Michelet, Barlet, Augustin Chaboseau, Sisera… Une section particulière étudie les sciences orientales sous la direction d’Augustin Chaboseau. Une autre, présidée par François Jollivet-Castelot, se consacre à l’alchimie : c’est la Société alchimique de France.
8 – L’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix
Si les Martinistes organisent un cercle extérieur, le Groupe indépendant d’études ésotériques, ils créent aussi un cercle intérieur, l’Ordre Kabbalistique de la Rose+Croix. Le 5 juillet 1892, cet Ordre s’allie au Martinisme par un traité. Pour Stanislas de Guaita d’ailleurs, « le Martinisme et la Rose-Croix constituent deux forces complémentaires, dans toute la portée scientifique du terme ». Cet Ordre avait été rénové en 1889 par Stanislas de Guaita et Joséphin Péladan. Il devint alors strictement réservé aux Martinistes titulaires du grade « S.I. ».
L’Ordre Kabbalistique de la Rose+Croix avait pour rôle de parfaire la formation des Martinistes. Il se divisait en trois degrés d’études sanctionnés par des diplômes de : Bachelier en kabbale, Licencié en kabbale et Docteur en kabbale. Après le décès de Stanislas de Guaita en 1897 (soit 8 ans après sa création), F.-Ch. Barlet sera désigné à la direction de l’Ordre mais n’exercera jamais sa fonction, et l’Ordre tombera plus ou moins en sommeil. Il sera repris sans succès par Papus jusqu’à la première Guerre mondiale en 1914.
9 – L’Église Gnostique
Pour répandre l’Illuminisme, les Martinistes n’hésitent pas à s’allier à d’autres sociétés initiatiques. Ainsi, en 1908, Papus organise un grand Convent spiritualiste international à Paris, manifestation qui ne réunit pas moins d’une trentaine d’organisations. Hélas, dans ses nombreuses alliances, Papus se laisse parfois déborder par la fougue de ses collaborateurs. Ainsi en fut-il avec l’Église Gnostique. On prétend souvent que cette dernière, fondée par Jules Doisnel vers 1889, à la suite d’une expérience spirite, devint « l’Église officielle » des Martinistes.
En fait, il n’en est rien et l’importance de cette alliance a été grossie par certains pseudo-successeurs de Papus. S’il se lia à de nombreuses organisations : Les Illuminés, Les Babistes, le Rite Ecossais, ou Memphis Misraïm, l’Ordre Martiniste n’en garda pas moins son indépendance. En 1897, sans doute pour remplacer l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix tombé en sommeil, Papus, Marc Haven et Sédir fondent la mystérieuse Fraternitas Thésauri Lucis (F.T.L.) qui ne connaît qu’une existence éphémère.
A cette époque, il est courant d’appartenir à plusieurs organisations initiatiques en même temps. Beaucoup en abusent et certains sont contaminés par une terrible maladie guettant les pseudos-initiés, la « cordonite », c’est-à-dire l’amour des décorations et des grades en tout genre.
Papus et la plupart des dirigeants martinistes avaient pris des responsabilités importantes dans la Franc-Maçonnerie égyptienne du rite de Memphis-Misraïm. A côté des 97 degrés de ce rite, les quelques grades du Martinisme semblaient bien pauvres ! Certains Martinistes, aveuglés par les titres mirobolants des grades de Memphis-Misraïm, ne prirent même plus le temps d’étudier leur propre Tradition. Beaucoup se noyèrent dans une sorte de syncrétisme initiatique et oublièrent le but de l’initiation, ses fondements, pour se perdre dans ses formes.
10 – Les premières difficultés
Si Papus avait parfaitement réussi à donner au Martinisme une structure internationale, il n’était guère parvenu à le relier au système philosophique qui en constituait la source, celui élaboré jadis par Louis-Claude de Saint-Martin, selon la doctrine de Martinès de Pasqually. La cause de cet échec repose sans doute sur l’héritage trop fragmentaire qui lui fut légué par ses prédécesseurs, le « pauvre dépôt, constitué par deux lettres et quelques points ». A la lecture des ouvrages de Papus, en particulier celui intitulé Louis-Claude de Saint-Martin, sa vie, sa voie théurgique, son œuvre, ses disciples (Chamuel, 1901) on sent qu’il n’en possède pas toutes les clés. Il confond souvent le Martinisme avec l’occultisme, la kabbale avec l’ésotérisme chrétien spécifique du Martinisme.
En 1901, le responsable de l’Ordre pour les États-Unis, le docteur Edouard Blitz, envoie à Papus un Mémoire confidentiel qui souligne avec raison les confusions de Papus. Ce dernier n’apprécie guère, et les deux hommes se brouillent. Edouard Blitz venait de réaliser de nouveaux rituels pour l’Ordre. Papus les conservera et lors de leur mise en circulation en 1911, il en attribuera la création à Teder.
Dès 1907, Victor-Emile Michelet prend une demi-retraite et Sédir, l’un des meilleurs collaborateurs de Papus, influencé par Philippe de Lyon (1849-1905), se retire du Martinisme en 1910. Beaucoup de membres s’intéressant au magnétisme ont rejoint l’École de Magnétisme fondée par Henri Durville, un ami de Papus. Philippe de Lyon lui-même prend la direction de la filiale lyonnaise de cette l’École de Magnétisme. Depuis 1889, Papus avait réussi à maintenir l’Initiation, une revue mensuelle. A partir de 1912, cette dernière connaît des difficultés, et en septembre 1912, elle publie avec beaucoup de retard un numéro triple qui regroupe juillet-août-septembre. Ce sera sa dernière parution.
11– Augustin Chaboseau, homme d’action
Papus semble conscient des faiblesses de son entreprise. Sa rencontre avec le guérisseur et mystique Philippe de Lyon, le conduit à prendre ses distances avec l’occultisme. Il s’oriente davantage vers la mystique.
En compagnie de Philippe de Lyon, il se rend plusieurs fois en Russie à partir de 1901. Les deux hommes entrent alors dans l’intimité de la famille du Tsar. Il est possible que la résurgence en France du rite maçonnique-martiniste, jadis fondé avec Jean-Baptiste Willermoz, les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, (R.E.R) réveillé par Édouard de Ribaucourt et Camille Savoire en 1910, ne soit pas étrangère à la remise en question de l’Ordre.
Quant à Augustin Chaboseau, après avoir assuré la fonction de rédacteur en chef de la revue Le Voile d’Isis et celle de secrétaire de rédaction de Psyché, il avait déjà pris ses distances avec l’Ordre. Homme de terrain, le travail spéculatif dans les loges ne le passionnait guère. A l’étude spéculative, il préférait l’action. Toute connaissance, disait-il « est inutile, vaine et égoïste, qui ne peut profiter immédiatement au bien des autres ».
Aussi, à partir de 1893, il avait cessé de participer aux réunions de loges pour répandre des idées émancipatrices par la plume et la parole. Il avait demandé à être mis en congé du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste pour se lancer dans l’action. Papus, par respect, lui avait toujours gardé sa place, et son poste ne fut jamais occupé par un autre membre.
Passionné par l’éducation, Augustin Chaboseau donne beaucoup de son temps à la Ligue pour l’Enseignement de son ami Jean Macé. Comme ce dernier, il milite pour les droits de la femme. Il épouse Rosalie Louise Napias, une féministe très active qui collabore à la revue La Fronde sous le pseudonyme de Blanche Galien.
Augustin Chaboseau écrit dans plusieurs journaux comme La Famille, l’Aurore, l’Action, Le Courrier du Soir, Le Figaro, Le Matin, Le Parisien, La Petite République… en utilisant divers pseudonymes : Pierre Thorcy, Penndok, Pendoker, Arc’Hoaz, le Chat Botté, Candiani, Henri Olivier. Sa collaboration à La Petite République a une influence importante sur sa vie. C’est là qu’il fait la connaissance de Benoît Malon, de Fournière et de tous les leaders du mouvement socialiste de l’époque. C’est avec eux qu’il entre dans le monde de la politique. Après son échec aux élections municipales de 1908, comme candidat du parti socialiste (13e arrondissement, Salpêtrière à Paris), il devint en 1911 le secrétaire du député Pierre Goujon.
Contrairement à Papus qui ne réussit jamais à se faire admettre dans la Franc-Maçonnerie française, devant se contenter d’adhérer au Swedenborgian Rite of Primitive et Original Freemansonry, de John Yarker, Augustin Chaboseau a une vie maçonnique assez remplie. Reçu apprenti à la loge L’Action Socialiste du Grand Orient de France en mai 1907, il fréquente ensuite la loge du Foyer Maçonnique où il devient maître. A partir de 1919, il délaisse cependant cette loge pour fréquenter l’obédience du Droit Humain.
12 – La Guerre 1914-1918
On peut dire qu’avec la Première Guerre mondiale, l’Ordre Martiniste tombe progressivement en sommeil.
Chacun s’engage pour défendre sa patrie ; Papus se porte volontaire pour le front. Il est médecin-chef, avec le grade de capitaine. Il considère le devoir envers son pays comme sacré. Augustin Chaboseau est un homme qui s’est engagé avec passion dans les affaires de son pays. Aussi, il ne supporte pas d’être réformé pour raison de santé.
Il reprend contact avec son vieil ami Aristide Briand, qui est devenu Ministre de la Justice. Ce dernier l’engage comme secrétaire particulier, place qu’il occupera jusqu’en 1917. Comme médecin militaire, Papus s’épuise à la tâche. Devenu diabétique, il contracte aussi la tuberculose et meurt le 25 octobre 1916. Avec la guerre, les membres du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste sont dispersés, et on ne peut pas procéder à l’élection d’un nouveau Grand Maître.
Augustin Chaboseau prétendait que contrairement à ce qui est affirmé parfois, Charles Détré, dit Teder (1855-1918), ne fut pas élu à cette fonction. Quoiqu’il en soit, il semble que quelque temps avant de disparaître, Papus ait confié à Georges Loiselle le soin de dissoudre un Ordre qui commençait à battre de l’aile.
Quelques années plus tard, un Martiniste de la première heure, Jollivet Castelot, dira : « Avec Papus, le Martinisme est mort » (Essai de Synthèse des Sciences Occultes, 1928). Plusieurs Martinistes tenteront pourtant de prendre la direction de l’Ordre et il se créa alors divers groupes revendiquant chacun l’héritage de Papus. Ils modifieront tellement sa nature que beaucoup de Martinistes préféreront ne pas s’associer à de tels projets et choisiront de rester indépendants. Les choses changeront en 1931 lorsque les survivants du Suprême Conseil de l’Ordre se joindront à Augustin Chaboseau pour réveiller le Martinisme originel sous le nom d’Ordre Martiniste Traditionnel.