Par Jean-Baptiste Willermoz ♦
Extrait de L’homme-Dieu, Traité des deux natures.
Les mystères de la Croix :
Mais avant de terminer, arrêtons-nous encore quelques instants à méditer le grand mystère de la Croix, qui avait été prédestinée à être l’instrument du supplice de l’homme-Dieu et du grand œuvre de la réconciliation universelle. Cette méditation nous fournira une nouvelle occasion d’admirer la marche et les voies de la divine Providence qui dispose à son gré de tous les évènements dans l’ordre temporel et politique pour parvenir à ses fins.
Toutes les grandes nations se dirigent ordinairement tant qu’elles sont libres, dans leurs affaires particulières par les lois, règles et usages qu’elles ont adoptés. La loi de Moïse était encore, à l’époque dont nous parlons, littéralement observée chez les Juifs, et les dirigeait en tout ce qui concernait leur religion, leur culte et leur gouvernement intérieur. Depuis qu’ils étaient tombés sous la domination des Romains, et que la Judée n’était plus qu’une province romaine, ils avaient été assujettis aux lois romaines. Celle de Moïse condamnait à être lapidés ceux qui se rendaient coupables de crime contre la religion. Jésus, accusé de s’être fait égal à Dieu devant un tribunal qui ne voulait voir en lui qu’un homme ordinaire, malgré les miracles les plus frappants, aurait donc été condamné à être lapidé ; et cependant, les prophéties avaient prédit que le Christ serait mis à mort par un autre genre de supplice. Il avait indiqué lui-même ce qui lui était destiné, en disant qu’après avoir été élevé de la terre à l’instar du serpent d’airain sous Moïse, « il attirerait tout à lui ». D’un autre côté le Grand Conseil sacerdotal, qui était chez les Juifs le Tribunal suprême de la nation, composé du Grand Prêtre et des Chefs des familles sacerdotales, des docteurs de la loi, des Scribes et Pharisiens, avait perdu le droit de vie et de mort sur le peuple, ce droit étant resté dévolu aux Romains, dont l’usage était de condamner à être crucifiés les malfaiteurs et les esclaves rebelles. Il a donc fallu une grande révolution dans l’ordre politique des événements temporels pour faire substituer le supplice de la croix, qui entrait dans les desseins de la Providence, à celui d’être lapidé. Il est même remarquable que les Juifs y ont beaucoup contribué, puisque lorsque Pilate, ne pouvant parvenir à délivrer Jésus, le leur renvoya pour être jugé selon leurs propres lois, ils s’y refusèrent et demandèrent à grands cris qu’il fût crucifié.
De la Croix, emblème universel :
La Croix présente elle-même à l’intelligence, dans son ensemble et dans ses parties, un grand emblème universel, principalement dans la circonstance dont nous nous occupons. Par sa partie inférieure, qui est la plus prolongée, elle paraît fixée dans le centre de la Terre, de cette Terre souillée de tant d’abominations que toutes les eaux du déluge n’ont pu effacer, et que le sang d’une grande et pure victime peut seul purifier. De là, elle s’élève dans une plus haute région où elle forme un grand réceptacle par ses quatre branches qui, s’étendant sans obstacle, paraissent aller toucher les quatre points cardinaux de l’espace universel et y porter les fruits de l’action unique qui s’opère au centre de ce réceptacle par l’homme-Dieu mourant sur ce centre, pour tout réparer. Ce qui nous fait facilement concevoir les immenses et prodigieux résultats que l’action toute-puissante du Verbe de Dieu uni à Jésus mourant sur la Croix a opéré sur la Nature entière visible et invisible, spirituelle et corporelle, qui en était le témoin et l’objet.
Cette Croix, en divisant figurativement par ses quatre branches en quatre parties l’espace créé, nous rappelle assez clairement les quatre régions célestes qui furent le premier domaine de l’homme dans son état de pureté et d’innocence, comme son centre sur lequel le divin Réparateur expire nous rappelle ce centre des régions, ce paradis terrestre qui fut le siège de sa gloire et de sa domination, qu’il souilla par son crime, et dont il fut honteusement expulsé pour toujours. Cependant, la glorieuse destination de ce lieu de délices ne fut pas totalement détruite : la Justice divine se contenta alors d’y établir une garde sûre « armée d’épée de feu » pour en défendre l’entrée ; mais l’homme-Dieu ayant pleinement satisfait par sa soumission et par sa mort à la Justice divine, c’est de ce centre de douleur et d’ignominie qu’il ressuscite glorieusement, et triomphant dans son humanité, il réhabilite l’homme et toute sa postérité dans le droit primitif de pouvoir habiter encore le centre de ces régions célestes. Il le purifie et le sanctifie de nouveau pour le disposer à devenir le lieu de repos et de paix où les âmes justes, après avoir été purifiées et réconciliées, iront attendre à l’ombre de la grande lumière dont la pleine jouissance leur est assurée, la fin des temps, l’instant fortuné où les barrières de l’espace étant rompues, elles iront toutes ensemble à la suite du divin Rédempteur recevoir le prix ineffable de la rédemption qui sera leur éternelle, absolue et inaltérable béatitude.
Que de profonds mystères ! que de sublimes vérités rappelle donc au chrétien le signe si respectable de la Croix, chaque fois que, voulant se mettre en présence de son Créateur et invoquer Son adorable Trinité, il le trace sur lui-même. Par le premier temps de ce signe, celui qui le fait avec le respect et la confiance nécessaires se met de cœur et d’esprit en présence de la Sainte-Trinité, il invoque la toute-puissance du Père et en réclame les salutaires effets pour lui et pour tous ceux pour qui il se propose de prier. Par le second temps, il invoque rapidement et par la pensée l’Amour et la Sagesse du fils et implore sa Miséricorde. Par le troisième temps, il demande la Lumière divine dont il sent le besoin pour se diriger et les dons spirituels dont l’Esprit-saint est le dispensateur. Enfin par l’Amen qui en fait le quatrième temps, il demande à connaitre la Volonté divine, il offre le sacrifice journalier de la sienne, il demande aux trois puissances qui ne sont qu’un seul Dieu d’être réhabilité dans sa puissance quaternaire originelle, et d’en pouvoir encore recueillir quelques fruits. Comment se fait-il donc qu’un acte religieux si expressif, si solennel, ne soit presque plus pour la plupart des chrétiens qu’un acte irréfléchi de pure forme et d’habitude. Et cependant, l’ingrat ose se plaindre de n’être pas exaucé ; qu’il en cherche la cause dans lui-même, et qu’il se réforme. Chrétiens faibles et chancelants, méditez donc souvent le grand mystère de la Croix ; cette méditation vous fournira une nourriture solide qui fortifiera votre foi, ranimera votre amour et votre reconnaissance, et raffermira vos plus chères espérances.