Par Alain Charbey ♦
Extrait de la revue Pantacle 1998.
Papus avait deux Maîtres. L’un d’eux, Saint-Yves d’Alveydre, était son Maître “intellectuel”. Bien que ce dernier se soit toujours défendu d’être initié, toute son œuvre prouve cependant qu’il l’était. Nous ne pouvons d’autre part ignorer l’influence qu’il eut sur de nombreux Martinistes. Qui est donc Joseph Alexandre Saint-Yves ? Pour le savoir, il faut s’adresser à lui-même, puisqu’il a écrit sa vie dans la partie pro domo de sa Mission des Français. Nous nous référerons également à ceux qui l’ont admiré et qui ont écrit sur lui et son œuvre.
Saint-Yves d’Alveydre est né le 26 mars 1842 en Bretagne. Très vite, il se montre rétif à la discipline scolaire, et son père, qui cherche à briser sa nature de feu, le confie à M. de Metz, homme de grande valeur qui quitta une brillante carrière dans le barreau pour se consacrer à l’éducation d’enfants difficiles de 1834 à 1880. Saint-Yves, alors au bord du désespoir, raconte cette rencontre avec beaucoup d’émotion : «Je le ressentis avec une émotion si puissante que je me précipitai sur son cœur».[1]
De Metz le confie à un prêtre, sa présence n’étant pas justifiée chez lui, mais il lui promet de veiller sur lui. (Il est curieux de constater que Champollion, passionné comme Saint-Yves de langues anciennes, aura un peu la même enfance au début du XIXe siècle).
Toute la vie de Saint-Yves est faite de grandes déceptions et de rencontres exceptionnelles. Grâce à de Metz, il entreprend des études médicales à l’École de médecine navale de Brest, mais contracta la variole noire en remplaçant volontairement un interne atteint de la contagion. En convalescence à Jersey, il rencontre Mme Faure, ancienne amie de Fabre d’Olivet dont lui a beaucoup parlé de Metz. Saint-Yves peut enfin lire les œuvres introuvables de ce sage. Plus tard, il prend part à la guerre de 1870. Il travaille ensuite au fonds du ministère de l’Intérieur, médite et désespère de son inactivité. C’est alors que la Providence met sur sa route la comtesse Keller, éprise de spiritualité. Il l’épouse le 6 septembre 1877. Il l’appellera «son ange».
Installé alors dans le luxe parisien, il peut écrire ses grandes œuvres et rencontrer des personnages influents. Hélas, des revers de fortune les obligent à quitter leur hôtel parisien. Ils s’installent à Versailles. En 1895, Saint-Yves a la douleur de perdre celle qui a été son inspiratrice. Cet acharné du travail aura le courage de reprendre ses recherches sur « L’Archéomètre ». Il meurt le 5 février 1909 à Pau, et est enterré à Versailles près de sa chère épouse.
Saint-Yves a consacré vingt ans de sa vie à formuler et vérifier un principe de gouvernement. Il transcrit cette recherche à la fois historique, philosophique et spirituelle dans un ensemble
d’œuvres qu’il appelle «Missions». Mais avant d’aborder le contenu de chacune de ces «Missions», nous devons comprendre ce qui fait l’essentiel de ces livres et ce que Saint-Yves dénomme la «Synarchie».
La Synarchie
Voyons tout d’abord le cheminement de Saint-Yves. Il reçoit une influence profondément chrétienne de M. de Metz. Puis il découvre Fabre d’Olivet qui retrace l’hypothèse de l’origine de la race blanche en partant de déductions et d’analogies étymologiques. Fabre d’Olivet y démontre que l’homme triple (corps, âme, esprit) fait agir sa volonté qui représente le lieu entre deux principes indépendants : le Destin au-dessous de l’homme, et la Providence au-dessus. Ces trois principes, Destin, Volonté et Providence émanent de Dieu qui leur est indépendant. L’œuvre de Fabre d’Olivet est colossale. Fabre d’Olivet confie : «Mais ce que je n’aurai pas pu faire, un autre le pourra peut-être, placé dans des circonstances plus heureuses que moi.»[2] Saint-Yves est-il celui-là ? Et la Synarchie a t-elle un rapport avec Fabre d’Olivet ?
Ce mot synarchie vient de deux mots grecs : le préfixe «sun» qui signifie avec, ensemble, et «archos» : principe. Synarchie signifie donc pour Saint-Yves : gouverner avec principe. Le contraire de ce mot est anarchie : sans principes.
Pour former sa Synarchie, Saint-Yves part du quaternaire, comme Fabre d’Olivet : trois plus un. Il forme le trinaire de la matière des puissances animatrices, puis de celle des principes. Il met au sommet de cette trinité la Providence ou Dieu. Ce quaternaire, il le retrouve, comme Fabre d’Olivet, formé dans l’ancienne théogonie de Moïse dans le mot I-E-V-E, union du masculin et du féminin. I ou Iod représente le Divin et les sciences théogoniques. Eve représente E : l’univers, V : l’homme et la Terre, ainsi que les sciences cosmogoniques, androgoniques et physiogoniques.
Mais Saint-Yves donne à Dieu une place toute différente liant le Iod à Eve par la force d’amour : «… le ternaire chrétien signifie le règne de Dieu dans l’Univers, le règne de l’Homme sur la Terre, et l’Esprit Social, liant les individus et les sociétés au règne de Dieu, Sagesse et Science, par l’État Social et la Religion.»[3] C’est pourquoi, à la différence de Fabre d’Olivet, Saint-Yves met au centre de sa Synarchie Jésus-Christ : «Nous avons affirmé et nous affirmons que Jésus-Christ possédait cette science ineffable, intégrale, telle que Moïse l’avait reçue d’un sacerdoce savant et de sa divine inspiration.»[4] Aussi, malgré son admiration pour l’immense talent de Fabre d’Olivet, il écrit dans le pro domo de Mission des Français : «Le lecteur studieux retirera de l’étude de ces deux synthèses, l’une, celle d’Olivet, païenne et aristotélienne, l’autre, la mienne, judéo-chrétienne et synarchique, un fruit d’autant plus grand qu’il lira parallèlement les deux œuvres.»[5]
Si la Synarchie est scientifique, il faut bien sûr qu’en plus de l’affirmation des textes sacrés, il y ait celle de la nature et de l’expérience. En ce qui concerne la nature, Saint-Yves le confirme ainsi : «Je demanderai donc à la physiologie ce que c’est que la constitution d’un être vivant, elle répondra : c’est l’état organique conforme à sa loi de vie.»[6] En ce qui concerne l’expérience, l’importante étude historique de chaque «Mission» nous l’apprendra. A la Trinité Divine, Père et Fils liés par l’Esprit saint, mais inaccessible aux seuls sens, correspond la trinité humaine, corps et âme liés par l’esprit. Cette correspondance se retrouve avec l’enseignement et l’économie liés par la justice. «La Synarchie est une formule de gouvernement trinitaire où les trois fonctions essentielles de l’activité collective des sociétés ; enseignement, justice, économie sont représentées d’une manière qui leur permet de fonctionner harmonieusement.»[7]Mais, et c’est là peut-être le plus important, pour que cette Synarchie trinitaire s’exerce harmonieusement, il faut séparer l’autorité et le pouvoir. Le pouvoir ne peut appartenir qu’au peuple, et non pas être délégué aux gouvernements comme dans la plupart des démocraties actuelles européennes issues du système anglo-saxon binaire. «Celui-ci vise au monopole politique de certaines oligarchies gouvernementales s’appuyant sur des commissions qui préparent les lois sans contrôle.»[8] Comment alors exercer le pouvoir ? La réponse de Saint-Yves est claire : «La loi du peuple n’est pas gouvernementale, elle est sociale et ne peut se définir qu’en trois pouvoirs électoraux élus professionnellement au suffrage universel.» (Voir La France vraie, chapitre 22). Ces chambres sont seules chargées de préparer les lois après avoir centralisé les vœux du peuple.
Reprenons la “synthèse” de Jacques Weiss : «A ces trois chambres correspondent trois corps politiques chargés de promulguer et d’appliquer les lois préparées avec mandat impératif par les trois chambres sociales, les corps politiques ne peuvent promulguer que des lois préparées à l’avance par ces chambres sociales et formulées par elles sous forme de vœux.»[6]
Qui exerce l’autorité ? Ce sont :
Les corps enseignants réunissant toutes les institutions du pays qui font profession d’enseigner, depuis les écoles de métiers jusqu’aux ordres religieux et à l’armée, en passant par les universités et les collèges.[7]
L’autorité, inflexible, s’impose, comme son nom l’indique, par l’immuable universalité des principes ; […] l’autorité ne peut faire autre chose que de s’énoncer comme un principe hors duquel rien n’est normal. Si elle se bornait à la fonction électrice, ses élus pourraient être différents de ceux du peuple et le conflit dualiste naîtrait de la constitution même, au lieu de l’harmonie. L’autorité ne nommera donc pas de candidat au pouvoir, mais elle désignera au peuple tous ceux qu’elle juge assez en possession d’eux-mêmes et des principes universels pour être capables de gouverner les choses humaines. C’est seulement parmi ceux désignés par l’autorité que le peuple pourra choisir ses élus.[8]
Quant aux gouvernants, ce qu’ils ont à faire, c’est d’abord de formuler en règles précises les principes directeurs de la vie sociale, c’est-à-dire la loi. Cette loi doit accomplir la Volonté populaire en la réglant sur la Volonté universelle… Le double choix de l’autorité par l’examen, de la Volonté populaire par l’élection est la garantie de leur capacité à remplir ce rôle de législateurs […], eux-mêmes toujours sous la garantie de l’examen préalable par l’autorité.[9]
Le pouvoir a deux fonctions : législatif, il est exercé par trois Conseils d’État – exécutif, il est exercé par trois ministres : un primat pour l’enseignement, un souverain justicier et un grand économe.
Pour résumer ce bref aperçu, nous reprendrons la triple constitution humaine donnée dans l’étude de Barlet :
«– Vie intellectuelle et spirituelle : l’autorité ou Volonté universelle.
– Vie économique : la masse des citoyens et sa Volonté individuelle.
– Vie morale : le pouvoir ou union réalisatrice de l’harmonie entre les deux Volontés.»[10]
Mission des souverains
Il est donc maintenant plus facile d’aborder les «Missions». La première fut éditée en 1882 et s’intitule Mission actuelle des souverains, puis en 1884 Mission des souverains par l’un d’eux.
Dans la Mission des souverains, parmi les rois, parmi les prêtres chrétiens, à travers toutes nos patries, j’ai dû faire ainsi parler, par moi, la souveraineté royale ou populaire, la religion dans ses rapports avec la sociologie, parce qu’il est urgent de rendre efficaces, pour l’accomplissement social du christianisme, les fonctions souveraines et sacerdotales. [11]
Mais au premier chapitre, Saint-Yves définit d’abord l’ensemble des formes qui serviront à la compréhension de la Synarchie. Ses premiers termes sont ceux de «république», «monarchie» et «théocratie». Barlet montre l’antagonisme du pouvoir et de la liberté dans le tableau suivant : Césarisme / Aristocratie et République / Démocratie.
«Selon que le pouvoir est confié à un seul ou à quelques-uns, ou à un Conseil fédéral, ou au peuple même. Mais chacune de ces formes constitue un organisme social imparfait parce qu’il est exclusif… La seule solution est la synthèse de ces formes de pouvoir. »[12] Cette synthèse, c’est-à-dire la Synarchie, n’est exposée que dans le dernier chapitre. Il s’agit d’une Synarchie européenne issue de Jésus-Christ, premier souverain pontife et centre actif : «Constituer socialement un ensemble, c’est en lier les parties par des institutions fondées sur leurs assises communes.»[13] L’Eglise a t- elle répondu à sa mission ? «L’Eglise primitive, à cause de ses origines démagogiques, n’ayant pu avoir de doctrine intellectuelle ni sociale précise, et n’ayant pas été capable, par conséquent, de tirer de son propre fonds, de son propre sacerdoce, ses formes organiques, avait dû emprunter ailleurs.»[14] Cet ailleurs, c’est l’organisation romaine, c’est-à-dire le césarisme. Saint-Yves nous met souvent en garde de tout jugement des individus, d’autant plus que ceci détournerait de toute recherche de solution pour retomber dans les éternelles polémiques. Ainsi, Grégoire II, dont la spiritualité ne fait aucun doute, tentera-t-il de fuir la tiare papale sachant ce qui l’attend. Voici ses paroles : «L’épiscopat, le mien surtout, est l’office d’un prince temporel plus que d’un pasteur d’âmes.» [15]
La Synarchie n’est pas affaire de sentiment, mais de science : «Ce livre est l’inexorable expression de l’incorruptible Vérité».[16] Tout au long de Mission des souverains, nous assistons donc à la dégradation des empires romain, byzantin ou germain, et à la difficile formation d’unités plus petites qui deviennent les États tels que nous les connaissons actuellement. Pour survivre, ces États sont réduits à l’obligation de s’écraser les uns les autres. Le traité de Westphalie en 1648 est une légalisation du système anarchique.
Saint-Yves marque des repères, surtout lorsqu’il y aurait eu possibilité d’introduire une Synarchie. Il conclut son livre en développant la Synarchie européenne composée de trois Conseils :
1) Conseil européen des Eglises nationales : «C’est-à-dire la totalité des corps enseignants de la nation, sans distinction de corps, de sciences, ni d’arts, depuis les universités laïques, les académies, les instituts et les écoles spéciales, jusqu’aux institutions de tous cultes…»[17] présidé par un souverain pontife au nom de Jésus-Christ.
2) Conseil européen des États élu par le corps de la magistrature et présidé par l’empereur arbitral.
3) Conseil européen des communes formé des capitales et élu syndicalement ou corporativement, présidé par l’empereur arbitral.
Mission des ouvriers
Peu de temps après Mission des souverains, en 1883, Saint-Yves éditait ce qu’il appella un “opuscule” intitulé : Mission actuelle des ouvriers après s’être adressé aux rois et aux souverains : «[…] J’ai parlé à tous les électeurs de mon pays, en libre citoyen d’une république nominale, parce qu’en France, la souveraineté n’appartenant légalement qu’à la nation, c’est au peuple, s’il ne veut pas se la voir arracher en détail par les partis, en bloc par l’étranger, à faire lui-même la Synarchie nationale…»[18] Saint-Yves nous y montre sa connaissance du monde contemporain et de ses philosophies. Mais il montre aussi que si ceux qui sont en place les exploitent, les autres ne les sollicitent que pour prendre la place des premiers. La centralisation de l’État ne peut apporter que la perte des libertés :
Vous croyez les choisir, il n’en est rien. Un parti les désigne pour le représenter, lui et non pas vous, ce parti plus ou moins à l’escalade de l’État du fonctionnarisme, que ce parti soit monarchique ou républicain, césarien ou constitutionnel […]. C’est ainsi qu’au lieu d’hommes véritablement politiques, dans le sens le plus élevé de ce mot, vous avez au contraire une guerre civile de politiciens en chambre […]. Est-ce pour faire ce que l’expérience de leur spécialité et leur valeur professionnelle, souvent très grande, leur ont appris ? Alors tout irait bien, mais non. Ils sont nommés avec un blanc-seing signé de vous, avec un plein pouvoir, et vous êtes payés d’un discours ou d’une profession de foi placardée sur les murs. Profession de foi ! Quand donc laissera t-on en paix la bonne foi des bonnes gens ?[19]
Saint-Yves développe le rôle des trois chambres sociales. Il ne se contenta pas d’éditer, mais aussi de distribuer ses livres et de faire des conférences. Il participera activement à la fondation du syndicat de la presse professionnelle et économique, petite presse allant des puissantes industries aux plus modestes corps de métier. Il y prend le rôle d’archiviste, ceci bien sûr pour poursuivre sur le plan matériel son idéal synarchique. La calomnie ira bon train, jusqu’à la dernière guerre mondiale où un mouvement politique reprendra ce titre de Synarchie, sans en reprendre les Principes.
Si la Synarchie ne fut réalisée ni par la papauté, ni par les empereurs et les rois, ni par la démocratie, il fallait montrer cependant qu’elle fut toujours l’ambition du plan divin, et que là où ce dernier s’accomplit, règne la paix, la justice et la richesse. Pour cela, en 1884, Saint-Yves édite une nouvelle et très importante Mission : Mission des Juifs.
Mission des Juifs
Ce livre ne remonte pas comme chez Fabre d’Olivet aux origines de la race blanche, mais il commence avec le Râmâyana à la création de la théocratie de Râm 7 400 ans avant Jésus-Christ. Il restitue avec cette épopée bien des noms de notre vocabulaire et de nos lieux géographiques.
Le gouvernement de Râm s’organise dans une parfaite unité harmonieuse, pratiquement dans le monde entier. Râm n’en est pas le chef politique, mais le souverain pontife. L’Antiquité témoigne de cette Synarchie trinitaire constituée :
– du Conseil des Anciens (celui des premiers Celtes),
– du Conseil des dieux ou royauté de justice,
– du Conseil de Dieu ou Autorité.
3 250 ans avant Jésus-Christ, un fils de souverain brise cette harmonie. Il s’appelle Irshou. Progressivement, les forces anarchiques de dualité symbolisées par le taureau, (le symbole de Râm est le bélier) attaquent le monde synarchique et le morcèlent. Le nemrodisme qui deviendra le césarisme est une anarchie de violences, de guerres, de misères et de dictatures. Des Initiés tentent d’endiguer la force déchaînée de l’anarchie. Abraham et surtout Moïse sont parmi ceux-là.
Sentant la fin prochaine de l’Égypte, fidèle au souverain pontife, Moïse décide de sortir d’Égypte accompagné de tout adepte volontaire, et rejoint les Ghiborim, ces Celtes émigrés et errants, les Bod-Ohne (sans terre), qui avaient refusé la loi des druidesses et s’étaient autrefois ralliés à Râm. Moïse dépose chez ce peuple l’histoire voilée de l’humanité, voilée, ainsi que la Loi ou langue sacrée. Bientôt ignorant de ce dépôt sacré, ce peuple reste pourtant le gardien inébranlable de ces textes. Le malheur les rassemblera souvent autour de leur foi. C’est pourquoi Jésus-Christ, le Sauveur du monde, naît au milieu d’eux. Le Christ est là pour révéler la Loi : «Son ésotérisme divin ne s’arrête pas là en Principe et doit en Acte, embrasser et illuminer du même Esprit tous les degrés de la vie collective du haut en bas de tout corps judéo-chrétien, et par la rénovation organique de ce dernier, ramener la loi du Règne de Dieu, la Vie de relation de tous les peuples de la Terre.»[20]
Mission de l’Inde
La Synarchie de Râm a laissé des traces. Saint-Yves montre ce que devient la société lorsqu’elle poursuit son évolution harmonieusement. Il y fait déjà allusion dans Mission des Juifs, en y publiant une lettre de M. Sinnet, envoyée par Koot Hoomi Lal Sing d’Himalaya[15]. Son livre suivant y est donc tout consacré : Mission de l’Inde en Europe. Mission de l’Europe en Asie, la question du Mahatma et sa solution[16]. Il est édité en 1886. Ce livre peut paraître une science-fiction à la Jules Verne tellement il anticipe sur l’homme actuel, particulièrement dans un voyage au centre de la Terre. C’est d’ailleurs de cette façon qu’Héléna Blavatsky le critique. Il serait pourtant vain de croire que notre état actuel est un état définitif.
Très vite après sa sortie, Saint-Yves détruisit l’édition pour ne pas nuire, semblerait-il, au travail et à la vie des êtres qui œuvrent pour l’humanité. Mais à la mort de son ami Alexandre Keller, la famille retrouva un exemplaire qui sera édité par les Amis de Saint-Yves. Ce livre parcourt les millénaires de travail et d’activité au sein de l’Agartha.
Si la Mission de l’Inde donne l’espoir que des êtres humains sont capables de vivre la Synarchie, il fallait pour Saint-Yves montrer aussi cet espoir, cette porte ouverte, cette tentative possible des États. Mission des ouvriers est une proposition ; il lui faut des racines.
La France vraie
L’œuvre importante de La France vraie. Mission des Français, 1887 [17], complète également la Synarchie de Mission des ouvriers. Pourquoi la France ? La raison est dans son histoire. Celle-ci nous permet de découvrir une unité de plan primordiale qui fait de cette nation la missionnaire des peuples, cœur et cerveau des nations modernes. Il faut pour cela examiner l’origine même de sa souveraineté, au moment précis où elle émerge du chaos et se montre pour la première fois dans une forme nettement déterminée.
Le 10 avril 1302, dans la cathédrale de Paris, sur les ruines de l’ancien temple d’Isis, Philippe IV dit le Bel, en tenue moitié de magistrat, moitié de prêtre, entouré des seigneurs de sa maison, de son Conseil privé et enfin de Pierre Flotte, représentant des communes, rédigea l’acte diplomatique ouvrant la civilisation moderne à la Synarchie. Malgré des lacunes, la création des États généraux demeure un acte essentiel. À sa droite étaient les délégués des évêchés et des abbayes ; à sa gauche étaient les délégués de la justice d’épée. En allant vers les portes de la cathédrale, on trouvait l’ordre économique représenté par les délégués des bonnes villes et cités. L’instrument donnant force aux États généraux était le cahier des charges. C’est la menace du pouvoir arbitral du pape qui poussa Philippe le Bel à créer un État synarchique.
La réunion de ces États généraux apportera toujours l’amélioration de la situation politique. Malheureusement, par nécessité ou par césarisme, les rois oublient de plus en plus leur engagement avec le peuple. Louis XVI les convoque après 175 ans de silence. Mais il déséquilibre le rapport des trois classes en donnant voix double aux représentants du Tiers-État. D’autre part, toute violence porte en elle une erreur grave provoquant une réaction incontrôlée. Le cas de Philippe le Bel est caractéristique avec l’assassinat des Templiers, Synarchistes convaincus.
La Révolution française porte la même tare. Curieusement d’ailleurs, Louis XVI est enfermé dans la même tour du Temple que Jacques de Molay.
La République ne trouve pas sa solution par le système anglosaxon ; cette démocratie ne permettant pas le contrôle du pouvoir. Saint-Yves propose une Synarchie non pas définitive, car si le principe reste, la forme change, mais une Synarchie telle que la Révolution aurait pu l’instituer en 1789. Il donne au rôle de la femme une place essentielle.
«Ainsi, dans tous les temps, la diminution du droit social des femmes montre que la tradition des Gentils prévaut contre celle du judéo-christianisme, le règne du centurion contre le règne de Dieu, l’anarchie d’en haut contre la Synarchie, l’État politique contre l’État social.»[21]
Le dernier chapitre constate le divorce entre l’évolution des personnes et celle des États. Pour Saint-Yves, un des grands progrès de son temps est la loi du 22 mars 1884 sur le syndicalisme. Son engagement personnel dans le syndicalisme de presse montre combien il souhaite lier l’acte et la réflexion.
Jeanne d’Arc
Nous ne devons pas oublier avec les Missions, un livre qui complète la Mission des Français ainsi que son admiration du rôle féminin. Il s’agit de la Jeanne d’Arc victorieuse édité en 1889. La préface, tout en considérant à nouveau la Synarchie à travers la politique de son siècle, tout en anticipant sur l’avenir, présente la prophétesse Jeanne comme l’agent de la Synarchie.
«Elle a créé la Patrie, inventé l’armée nationale, fermé les âges féodaux, ouvert les temps modernes, donné en paroles et en actes la Révélation pratique de la Révélation, accompli les Promesses Saintes de la Religion Vraie, celle de tous les temps, dévoilé le Plan de Dieu sur le gouvernement général du Monde.»[22]
Le corps du livre est un ensemble de vingt-cinq chants magnifiquement rythmés à la manière des chants druidiques ou du barde, comme le dit son ami Barlet. Nous sommes obligés de passer sous silence de brefs poèmes, rappels des grandes lois sociales, entre autres pour le centenaire de la Révolution de 1789.
Nous avons maintenant dépassé le bicentenaire de cette Révolution, et la fracture entre l’évolution individuelle et celle des États n’a pu que s’amplifier.
Sur l’ensemble de la planète, les anciennes traditions sont bouleversées, ne résistant pas au choc causé par la lutte des nations. Ce bouleversement produit par contrecoup la mise en lumière de ces anciennes sociétés dont on s’aperçoit qu’elles sont souvent les gardiennes de lois sociales et écologiques. Malheureusement, nous sommes comme Balthazar devant une révélation que nous ne comprenons plus. Pour la déchiffrer, il nous faut un prophète qui connaît ce “langage”. Ce prophète, nous croyons le trouver dans la science matérialiste comme Balthazar fait rechercher sans succès la magie babylonienne. La langue sacrée était oubliée.
Saint-Yves fait redécouvrir le sacré de notre lointain passé, mais en même temps déroule notre histoire à la lumière des lois divines. Il fait aussi preuve, en bien des textes, de prophète du futur. En voici un exemple :
Il n’y a plus nulle part d’économie nationale ni même continentale, qui puisse se refermer entièrement sur elle-même. Nous avons déjà, nous Européens, à compter très sérieusement, au seul point de vue agricole, avec la production de l’Amérique, et de l’Australie aujourd’hui, de l’Afrique et de l’Asie plus tard. De plus, au point de vue industriel, des déplacements de toutes les principales industries de notre continent aux sources des matières premières sont également à prévoir.
De sorte que l’avènement des politiciens socialistes au gouvernement des différents États, accompagné d’au moins autant de troubles nationaux et internationaux tels que la Révolution française, coïnciderait précisément à une période des fastes de l’Europe où le chômage des travaux des champs et des villes forcerait tout homme d’État à pousser à un militarisme à outrance, pour demander à la conquête une vie que l’économie intérieure aurait cessé de garantir.[23]
Les prophètes ne sont pas souvent écoutés de leur vivant, mais ce qui est important, c’est d’avoir pu semer la vérité. Cette vérité dont Saint-Yves se sent investi, il la résume dans son avant-propos de Mission des Juifs :
«Réconciliation de la science et de la religion judéo-chrétienne, rapprochement des corps enseignants religieux et civils, distinction de l’autorité et du pouvoir, limitation de la politique par trois pouvoirs sociaux et spéciaux.»[24]
L’Archéomètre
La dernière grande œuvre de Saint-Yves éditée par les Amis de Saint-Yves est faite des notes éparses qu’ils ont essayé de rassembler. L’Archéomètre est une synthèse des arts ; Gustave Dupin le décrivit comme «mesure étalon des Principes» nous dit Robert Amadou[25].
Ce qui nous intéresse ici, c’est le lien que l’on retrouve entre les Missions et l’application de la Connaissance.
Par elles (les Missions) nous avons inauguré la biologie et la thérapeutique sociales fondées sur l’observation et sur l’expérience cliniques de l’histoire, sur les lois de série et d’harmonie résultant, non de l’anthropologie seule, science naturelle, mais de l’andrologie, science humaine subordonnée elle-même à la cosmologie visible et invisible, physique et hyperphysique, science et sagesse divines.[26]
Les Missions de Saint-Yves regardent l’humanité comme vue d’en haut. Le temps déroule sous nos yeux son cours rythmique, nous rappelant les grands poèmes spirituels.
Saint-Yves s’est doté de la possibilité de rapprocher ou d’éloigner la vision. Le temps devient alors une notion relative soumise à l’importance du cycle observé : relativité du temps autant que de l’espace. Nous savons que l’espace se referme sur lui-même, surtout sur notre petite planète. Saint-Yves nous montre qu’il en est de même du temps.
Si l’auteur place le lecteur plus près du Divin, c’est pour tenter de mieux voir les erreurs. Il est très facile d’être aveuglé par l’habitude, ou par une recherche scientifique fragmentaire. C’est une œuvre qui est toujours actuelle, la science cherchant une synthèse qui toujours s’échappe.
L’évolution proposée se veut complète, évolution infinie où Ciel et Terre ont leur part, où Tradition et sciences s’unissent, où tout passe par le centre que représente Jésus-Christ. Ce Christ est celui de la tolérance et par là-même de l’Universel. C’est enfin celui de l’autorité, et bien entendu de l’amour. Mais il me semble que le principal message de ces Missions c’est bien l’évolution, présentée comme un retour à notre unité divine.
Notes
1. Cité par Jacques Weiss, p. 16.
2. Fabre d’Olivet, p. 6.
3. Mission des souverains, p. 337.
4. Mission des Juifs, p. 39.
5. Mission des Français, p. 95 (pro domo).
6. Mission des Juifs.
7. Jacques Weiss, p. 30.
8. Jacques Weiss, p. 127.
9. Barlet Saint-Yves d’Alveydre, Henri Durville, Paris 1910, pp. 105-106.
10. Barlet, p. 106.
11. Mission des Juifs, introduction, p. 12.
12. Barlet, p. 103.
13. Mission des souverains, avant-propos, p. 25.
14. Mission des souverains, avant-propos, pp. 73-74.
15. Mission des souverains, avant-propos, p. 68.
16. Mission des souverains, avant-propos, p. 70.
17. Mission des souverains, avant-propos, p. 433.
18. Mission des Juifs, introduction, p. 12.
19. Mission des ouvriers, pp. 46-47.
20. Mission des Juifs, p. 673.
21. Mission des Français, p. 369.
22. Jeanne d’Arc victorieuse, p. 26.
23. Mission des Juifs, p. 637.
24. Mission des Juifs, p. 21.
25. Yves-Fred Boisset, introduction, p. 12.
26. L’Archéomètre, p. 112.
Bibliographie
• Saint-Yves d’Alveydre
Mission des souverain, 1948, éd. Nord-Sud.
Mission actuelle des ouvriers, 1979, éd. Bélisane.
Mission des Juifs, 2 tomes 1977, éd. traditionnelles.
Mission de l’Inde en Europe, Mission de l’Europe en Asie, Nice 1981, éd. Bélisane.
La France vraie (Mission des Français), 1887, 3e éd. Calmann-Levy.
Jeanne d’Arc victorieuse dédiée à l’armée française, 1890, éd. Sauvartre.
L’Archéomètre. Clef de toutes les Religions et de toutes les Sciences de l’Antiquité. Réforme synthétique de tous les Arts contemporains, 1911, 2e édition, éd. Dorbon-Aimé (il existe une édition récente aux Éditions Traditionnelles).
• Barlet
Saint-Yves d’Alveydre, 1910, éd. Henri Durville.
• Yves-Fred Boisset
A la rencontre de Saint-Yves d’Alveydre et de son œuvre, tome I : «La Synarchie», 1996, éd. SEPP. Très belle réédition revue (1ère édition en 1977) disponible, préfacée par Robert Amadou.
• Fabre d’Olivet
Histoire philosophique du genre humain, 1910, éd. Chacornac.
• Jacques Weiss
La Synarchie selon l’œuvre de Saint-Yves d’Alveydre, 1976, éd. Robert Laffont.
L’Equerre archéométrique