Par Louis-Claude de Saint-Martin ♦
Extrait du Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers, Chapitre XII, édition drc.
« Quoique l’origine et le but des récits mythologiques soient presque universellement inconnus, quoiqu’ils aient été si souvent altérés, ou par l’ignorance des traditeurs et des émules, ou par celle des écrivains et des poètes, nous en avons indiqué plusieurs qui montrent des rapports évidents avec les vérités exposés dans cet ouvrage. Présentons-en quelques exemples et prenons-les dans les fables égyptiennes et grecques.
Qui ne reconnaîtra dans l’Acyonée, dans ce Géant fameux qui secourut les dieux contre Jupiter, qui fut jeté par Minerve hors du Globe de la Lune où il s’était posté et qui avait la vertu de se ressusciter ; qui n’y reconnaîtra ; dis-je, l’ancien Prévaricateur, exclu de la présence du Principe suprême, réduit à l’horreur du désordre et enchaîné dans une enceinte ténébreuse, où des forces supérieures ne cessent de le contraindre et de molester sa volonté toujours renaissante ?
On verra avec la même clarté l’histoire de l’homme criminel dans Prométhée, et celle des différents crimes de sa postérité dans tous les malheureux dont la mythologie nous présente les noms et les supplices.
Tel est Épiméthée ouvrant la boîte de Pandore. Nous remarquerons ici que Prométhée signifie voyant avant ou premier voyant, et Épiméthée voyant après ou second voyant ; expressions dont nous tirerons dans la suite d’autres rapports.
Tel est Ixion qui projette un commerce incestueux avec la femme de Jupiter, son père, et qui, n’embrassant qu’une nuée, produisit les Centaures, ou les monstres hommes et moitié chevaux, par où notre nature mixte est évidemment représentée. Son supplice est une image fidèle de celui de l’homme précipité aux extrémités de la circonférence autour de laquelle il circule, et où il ne rencontre que des ennemis furieux et implacables.
Tel est Sisyphe révélant les secrets du roi, son maître, et condamné à remonter un rocher énorme sur une montagne d’où il redescend toujours, c’est-à-dire à persévérer dans ses entreprises audacieuses pour être continuellement molesté en les voyant continuellement renversées.
Telle est enfin l’allégorie des Danaïdes qui tuent leurs maris, et qui, sans la vertueuse conduite d’Hypermnestre, auraient à jamais dégradé le nombre parfait centenaires dont cette famille était composée. Aussi, étant réduites à puiser de l’eau sans relâche dans des vaisseaux sans fond, elles nous font comprendre ce que peuvent les Êtres qui ont éloigné d’eux leurs Guides et leur soutien, lequel est figuré par le chef ou le mari de ces filles criminelles.
Les yeux exercés entrevoient sans doute à tous ces emblèmes, des rapports plus directs et plus sensibles, tels que le tableau de la marche des Êtres coupables qui, étant chacun condamnés à un seul acte, l’opèrent toujours de la même manière ; qui, par cette monotone uniformité, se décèlent eux-mêmes et mettent l’homme bien intentionné à couvert de leurs attaques, comme nous l’éprouvons par les différentes passions qui nous obsèdent, lesquelles se présentent toujours avec la même couleur, que chacune avait en commençant à nous poursuivre. Mais ces notions n’étant pas à la portée du vulgaire, contentons-nous de remarquer, dans le tableau de Tantale, les peines auxquelles nous sommes assujettis : de voir dans le Chien à trois têtes, dans les trois Fleuves des Enfers, dans les trois Parques, dans les trois Juges, les trois différents genres de combats, de pâtiments et de suspensions que nous avons à subir en raison des trois Actions supérieures dont nous sommes séparés, et les trois degrés d’expiation que tout homme doit monter avant de parvenir au terme de sa réhabilitation.
Les traditions mythologiques grecques et égyptiennes ne se bornent point à nous présenter les effets de la justice des dieux sur l’homme ; elles nous peignent également les traits de leur amour, en nous offrant, quoique sous des voiles, les rayons de leur propre lumière.
Il est vrai que par une suite de notre malheureuse situation, cette lumière ne peut déployer toute sa splendeur, parce que, répandant aussi sa clarté sur les dangers et sur les maux dont l’homme est entouré, il n’éprouverait que l’horreur et l’effroi, s’il apercevait à la fois tous les ennemis qui l’environnent et tous les obstacles qu’il doit combattre et surmonter.
Aussi entre-t-il dans l’ordre de la sagesse qu’il ne soit exposé que peu à peu aux adversaires formidables qui le poursuivent. Elle ne lui laisse ouvrir les yeux qu’avec précaution et successivement. Elle veille sur lui comme sur l’enfant qui frémirait de crainte et de terreur, si, dans sa faiblesse, il pouvait connaître la rigueur et la violence des éléments ou des Agents actifs qui se disputent sa chétive enveloppe.
Et si l’on voit tant d’hommes être encore enfants sur ces grands objets, c’est qu’il en est de ces faits comme de ceux de la classe élémentaire, où des milliers d’hommes recevant, pendant toute leur vie matérielle, les actions et les contre-actions des Agents de la Nature, sont néanmoins disposés à ne leur point reconnaître de lois ni de causes régulières, à défaut d’avoir observé leur marche ; enfin, c’est que, par la faiblesse de leur intelligence, ils laissent passer devant eux tous ces phénomènes sans les comprendre et sans en retirer d’instruction.
Mais si la doctrine, qui a été établie ci-devant sur nos rapports avec notre Principe, est incontestable, nous ne pouvons plus méconnaître les signes de l’amour vigilant de la sagesse pour l’homme dans l’enblème de Minerve, fille de Jupiter, couvrant ses favoris d’une égide impénétrable ; dans cette espérance qui fut laissée à Épiméthée, après qu’il eut ouvert la boîte fatale ; dans les conseils que les dieux donnèrent à Pyrrha, sa fille, et à son époux Deucalion pour repeupler la Terre, après que la race humaine eut été détruite.
C’est par une suite de ce même amour que la piété du roi Athamas lui fit obtenir des dieux la Toison d’or ; que le courage et la vertu de Thésée lui méritèrent le fil d’Ariane ; qu’Orphée fixa la roue d’Ixion ; que Jupiter fit présent aux Naïades de la corne d’abondance en échange de celle qui avait été arrachée à leur père ; enfin, que les dieux avaient placé sur la Terre un caducée, pour y faire régner l’ordre et la paix ; un trépied, pour y rendre leurs oracles, et des hommes choisis pour les prononcer. Tous ces symboles annoncent clairement l’intérêt que la Divinité prend à l’homme, et l’idée indestructible qu’en ont eu ceux qui nous ont tracé ces emblèmes.
On sait d’avance ce que l’on doit penser de ce fameux Hercule, dont les interprètes de tous les genres ont fait un type de leurs systèmes. Ses nombreux travaux, opérés tous à l’avantage de l’espèce humaine, annoncent assez de quel modèle il est la figure emblématique, et sans détailler tous ses travaux, on doit sentir ce qu’il nous enseigne en tuant le vautour dont le malheureux Prométhée croyait devoir être éternellement dévoré ; en étouffant le Géant Anthée, qui avait fait vœu de bâtir à Neptune un temple avec des crânes d’hommes ; et en se chargeant du poids de la Terre pour soulager Atlas, qui, dans son vrai sens étymologique, signifie un Être qui porte, un Être obéré. Or, à qui ce sens-là convient-il mieux qu’à l’homme accablé du poids de sa région terrestre et ténébreuse ? Enfin, il faut se souvenir que, pour récompenser Hercule de ses glorieux travaux, les dieux, après sa mort corporelle, lui firent épouser Hébé ou l’Éternelle Jeunesse.
Les vérités physiques percent également au travers des emblèmes mythologiques. Argus est un type actif de ce Principe vivant de la Nature, qui ne ralentit jamais son action sur elle, qui la pénètre et l’anime dans tous ses points, qui en entretient l’harmonie et qui veille partout pour empêcher le désordre de s’en approcher.
La Divinité, qui présidait à la fois aux Cieux, à la Terre, et aux Enfers, annonçait le triple et le quadruple lien qui unit toutes les parties de l’Univers ; lien dont la Lune est pour nous le signe réel, parce qu’elle reçoit l’action quaternaire du Soleil, parce que, non seulement se trouvent rassemblées en elle les Vertus de tous les autres astres, mais encore parce qu’habitant les cieux comme eux, elle porte en outre son action directe sur la terre et sur les eaux, qui sont l’emblème sensible des abîmes.
C’est sans doute en raison de cette grande Vertu que les Néoménies, ou nouvelle Lunes, furent si célébrées par les Anciens. Comme la Lune était le char et l’organe des actions supérieures à elle, il n’était plus étonnant qu’on honorât son retour par des réjouissances. Et si les Anciens n’avaient considéré ce retour par rapport à la lumière élémentaire, ils n’auraient pas institué des fêtes pour le célébrer.
Au reste, cet usage était d’autant plus naturel que, dans une langue primitive, dont nous ne tarderons pas à nous occuper, les mots planète et influence sont synonymes.
Enfin le fameux caducée, séparant deux serpents qui se battent, est une image expressive et naturelle de l’objet de l’existence de l’Univers ; ce qui se répète dans les moindres productions de la Nature, où Mercure maintient l’équilibre entre l’eau et le feu pour le soutien des corps, et afin que les lois des Êtres étant à découvert aux yeux des hommes, ils puissent les lire sur tous les objets qui les environnent. L’emblème du caducée, que la mythologie nous a transmis, est donc un champ inépuisable de connaissance et d’instruction, parce que les vérités les plus physiques peignent à l’homme les lois de son Être intellectuel et le terme auquel il doit tendre pour recouvrer son équilibre. »
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