Par Alain Marbeuf & Guy Eyherabide ♦
Extrait du livre Martinès de Pasqually et les « Leçons de Lyon », Diffusion Martiniste, 2019
« Malgré les découvertes récentes d’archives et les progrès de la généalogie, la vie de Martinès de Pasqually, contrairement à celle de Louis- Claude de Saint-Martin, laisse toujours dans l’incertitude les historiens qui se penchent sur ses origines, le début de sa vie d’adulte et la création de l’Ordre des Élus-Coëns. Comme notre propos est de retracer l’évolution de la pensée du Philosophe Inconnu quelques temps après la mort de son Maître, c’est-à-dire à partir de 1776, quand se tinrent les dernières Leçons de Lyon, nous nous en tiendrons à la période allant de cette date à 1803, année de sa mort.
Voyageant entre Amboise pour retrouver son père malade, et Lyon, chez J.-B. Willermoz, Saint-Martin va s’éloigner progressivement de la Franc-Maçonnerie, en même temps qu’il inaugure sa production d’ouvrages avec Des Erreurs et de la Vérité, paru à Édimbourg en 1776 sous le pseudonyme du « Philosophe Inconnu ». Mieux, Saint-Martin continue de voyager ou de séjourner en France : Paris au printemps 1776 chez la Marquise de La Croix, Élue-Coën ; une mission à Toulouse en juillet-août ; un nouveau séjour parisien en 1777 ; un détour à Lyon, fin juillet de la même année…
Tandis qu’il travaille dès 1778 sur son deuxième ouvrage, Le Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers qui paraîtra en 1781, Saint-Martin devient membre de l’Ordre intérieur du Rite Rectifié, mais en démissionnera en 1790. Il commence alors à prendre ses distances avec les pratiques théurgiques de Martinès de Pasqually, d’autant que l’épisode de l’ « Agent inconnu » qui occupa les Élus- Coëns lyonnais, Willermoz au premier chef, – lui-même n’y échappa pas – et sa fréquentation de la Société de l’Harmonie créée par le docteur Mesmer, achevèrent de le détourner de tout ce qui lui rappelait l’occultisme.
Entre-temps, après un voyage à Londres, il arriva à Strasbourg en septembre 1788 et fit la connaissance de Charlotte de Boecklin. Cette rencontre et son séjour strasbourgeois, qui se poursuivit quasiment sans interruption jusqu’en juillet 1791, allaient changer le cours de sa vie, son hôte lui faisant découvrir Jacob Boehme… Au comble du bonheur, ayant décidé d’apprendre l’allemand, Saint-Martin s’imprégna de la théosophie du « Cordonnier de Görlitz » et décida d’en traduire les ouvrages : c’est ainsi qu’on lui doit la première traduction française de L’Aurore naissante en 1797, des Trois principes de l’essence divine ou de l’éternel engendrement parue en 1802, des Quarante questions sur l’âme et de La Triple Vie de l’homme qu’il termine l’année de sa mort.
Louis-Claude de Saint-Martin garda jusqu’à la fin de sa vie le schéma dynamique et dramatique de l’univers que lui a fourni Martinès de Pasqually qui transparaît toujours dans ses écrits. Saint-Martin abandonna toute référence à la théurgie, s’éloigna de tout accompagnement rituel, et prit le théosophe allemand comme son « second Maître ». Cela lui permit de développer une philosophie, hors de toute contrainte, dans la droite ligne d’un Christianisme qui n’est pas sans rappeler le Quiétisme et la doctrine du « Pur Amour » de Madame Guyon : la prière, la méditation au plus profond de notre âme, le bonheur d’être au milieu des autres, doivent nous aider à l’avènement de cette apparente passivité lorsque le cœur s’imprègne de la Divinité.
Si la lecture de Jacob Boehme ne bouleversa pas la vision du monde du Philosophe Inconnu, elle lui permit de comprendre, de préciser et d’approfondir certaines intuitions et de leur donner une expression personnelle. Ce que l’on a appelé la « Voie cardiaque » marqua une quasi rupture avec la théurgie de Martinès : comme Boehme, Saint-Martin était convaincu que l’on ne peut trouver Dieu que dans les profondeurs de son propre coeur. Il fit sienne l’idée que la Sagesse divine qui nous imprègne peut constituer une union mystique : le « mariage avec la Sophia ». Évoquée à plusieurs reprises, la Sophia représente la part féminine de Dieu : la Fiancée du Cantique des Cantiques et la Shékinah des kabbalistes, la Chambre nuptiale des Valentiniens dans l’Évangile de Philippe, la Sakina dans le Soufi sme, en sont des manifestations parmi d’autres.
Cette voie met l’accent sur l’importance du désir en Dieu et dans l’homme, le rôle de l’Éternel Féminin identifié à la Sagesse, l’importance de l’individu considéré comme centre et miroir du divin, le sacrifice de la volonté permettant la naissance de Dieu dans l’homme, « l’engendrement divin » comme le dit Saint-Martin, le rôle essentiel du Christ réparateur qui réintègre l’homme dans la Divinité.
En résumé, Saint-Martin, tout comme Boehme, a prôné une voie qui réconcilie la Connaissance et l’Amour, privilégiant ainsi l’intelligence du cœur, et qui permet à l’homme de s’unir à Dieu au plus intime de lui-même.
Quelle influence a eue Saint-Martin, notamment en France ? Au gré d’une rencontre avec Chateaubriand en 1803, avec des mystiques séduits par sa démarche spirituelle et sa vie exemplaire, Saint-Martin aura par la suite influencé des grands noms de la littérature française, comme le poète Gérard de Nerval et le romancier Honoré de Balzac. On doit à ce dernier des romans empreints de mysticisme : Seraphîta, paru en 1834, où l’on ressent nettement des influences de sainte Thérèse d’Avila, de Jacob Boehme, de Fénelon, de Madame Guyon, de Saint- Martin, mais aussi d’Eckartshausen et de Swedenborg ; Le Lys dans la vallée, paru en 1836, rappelle indirectement le séjour de Saint-Martin en Indre-et-Loire, chez la nièce de la duchesse de Bourbon, sa protectrice.
Le courant mystique, mais discret, du Philosophe Inconnu refit surface quand Papus et Augustin Chaboseau, tous deux médecins et fréquentant les milieux occultistes parisiens, se rencontrèrent en cette fin du XIXe siècle. Se reconnaissant détenteurs d’une filiation remontant à Saint-Martin, et en souvenir de Martinès de Pasqually, ils fondèrent en 1891 l’Ordre Martiniste.
La disparition de Papus, médecin du front durant la Première Guerre Mondiale, survenue en 1916, ainsi que la multiplication d’organisations ésotériques concurrentes dans l’entre-deux-guerres, amenèrent finalement Chaboseau à transformer en 1931 l’Ordre Martiniste – dont il fut le Grand Maître en alternance avec Victor-Émile Michelet –, en Ordre Martiniste Traditionnel (acronyme O.M.T.). L’Ordre fut installé officiellement en 1939 aux États-Unis par Ralph Maxwell Lewis, « Imperator » de l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix, l’A.M.O.R.C. Après la Seconde Guerre Mondiale, grâce à lui, l’O.M.T. put se développer dans le monde entier sous le parrainage fructueux de cet Ordre Traditionnel.
En se situant dans la filiation de Papus et d’Augustin Chaboseau, l’Ordre Martiniste Traditionnel constitue une voie véritablement traditionnelle, authentique, ancrée dans la Tradition judéo-chrétienne, telle qu’elle s’est perpétuée depuis Louis-Claude de Saint-Martin, à partir des influences de Martinès de Pasqually et de Jacob Boehme. »