Par Rudolph Berrouët ♦
Extrait du livre Le Martinisme expliqué par les nombres, Diffusion Rosicrucienne, 2018.
L’étude des nombres dans le martinisme
« Comment aborder l’étude des nombres dans le martinisme ?
Les nombres, de par leur valeur mystique et initiatique, constituent un instrument précieux pour étudier les liens qui relient l’invisible au visible. Pour mener à bien leur étude dans le contexte martiniste, il est nécessaire de faire abstraction de tous les éléments connus et de garder l’esprit ouvert. En effet, à la différence d’autres traditions où l’on peut se permettre de recouper sans trop de risque les divers concepts que les nombres convoient, dans le martinisme, ils ne peuvent se concevoir en dehors du cadre de sa cosmogonie et en constituent une forme de synthèse, de résumé. Cette cosmogonie et la symbolique des nombres qui lui est associée sont d’ailleurs développées par Martines de Pasqually dans son Traité sur la réintégration. L’étude de ce traité permet d’en appréhender les tenants et les aboutissants. Dans une certaine mesure, la plupart des écrits de Saint-Martin constituent des développements sous forme voilée de ces notions de base apprises de son premier maître. En effet, une fois que l’on a intégré les grandes lignes de la cosmogonie et compris la signification et le mode de fonctionnement des nombres tels que les décrit Pasqually, la lecture du Traité et des ouvrages de Saint-Martin devient un vrai plaisir et ouvre des perspectives intéressantes au chercheur. En outre, une fois cette compréhension acquise, l’on est étonné de la cohérence des différents écrits et de ce système où tout s’explique et où tout se tient.
D’entrée de jeu, le maître nous met en garde contre une approche intellectuelle de l’étude des nombres, même s’il est difficile dans un premier temps d’en faire l’économie : « Au reste, mon cher frère [écrit-il dans ses correspondances avec Kirchberger], toutes ces merveilles numériques ne sont que l’écorce des choses. C’est par notre intérieur que nous pouvons, et que nous devons travailler virtuellement à en établir en nous la substantialité. » Dans le Tableau naturel, il complète sa mise en garde dans la mesure où l’étude des nombres « est si vaste, que jamais l’homme, ni aucun être que Dieu lui-même ne pourra en connaître toute l’étendue. De plus, elle est si respectable que — écrit-il — je ne puis en parler qu’avec réserve, soit parce qu’il est impossible de le faire clairement et à découvert en langage vulgaire, soit parce qu’elle renferme des choses auxquelles on ne doit pas prétendre sans préparation. »
Et comme à son habitude, il complète sa méthode d’étude à propos de laquelle nous avons déjà évoqué l’obligation d’intériorité : « Si quelque chose l’embarrasse [le lecteur], qu’il se replie sur lui-même, qu’il essaie par une activité intérieure, de se rendre simple et naturel, qu’il ne s’irrite point si le succès se fait attendre. Les suspensions qu’il éprouvera sont souvent les voies mêmes qui le préparent secrètement et qui doivent l’y conduire. »
Enfin, s’il ne nie pas l’apport et l’importance des organisations véritablement traditionnelles dans l’étude de la science des nombres par les bases sûres qu’elles nous procurent, il ne manque pas d’en indiquer les limitations, dans la mesure où leur instruction, après avoir apaisé notre mental, doit impérativement nous conduire à l’intériorité et nous amener petit à petit à recevoir l’instruction de notre maître intérieur, notre ami fidèle ; mais n’est-ce pas là, en effet, leur but premier ? C’est ainsi qu’il précise : « L’instruction théorique traditionnelle nous peut transmettre une partie de cette science [celle des nombres] ; mais avec le danger d’y voir le faux autant que le vrai, selon la mesure où se trouve le docteur : la régénération seule nous dévoile les bases ; et là, sans maîtres, nous recevons la clé pure ; toutefois, chacun dans le degré qui lui est propre. »
Région divine, région spirituelle, région naturelle
Avant d’aborder l’origine et la définition des nombres selon le martinisme, il convient de préciser le sens de trois expressions utilisées par Saint-Martin, leur compréhension étant nécessaire pour appréhender l’action des lois universelles exprimées par les nombres dans les différents plans. En effet, on peut considérer qu’il existe trois ordres dans la Création, consécutifs à l’émanation, l’émancipation et la prévarication de l’homme : l’ordre divin, l’ordre spirituel et l’ordre naturel. L’ordre divin est celui auquel il a appartenu au moment de son émanation et qui se situe en dehors de la Création ; à cet ordre, avec son émancipation, a succédé l’ordre spirituel ; et à ce dernier a succédé l’ordre naturel (le monde matériel), conséquence de son propre crime. Ce sont ces trois divisions que l’on retrouve dans le Tableau universel : « la région divine, la région spirituelle et la région naturelle. Il est reconnu également qu’il y a une correspondance de la région divine aux deux régions spirituelle et naturelle, et que par conséquent, les nombres de l’ordre divin doivent avoir leurs représentants et leurs images dans ces deux régions. »
À titre d’exemple, comme nous le verrons ultérieurement plus en détail, l’action du septénaire est différente selon qu’elle concerne la région divine, la région spirituelle ou la région naturelle. Dans le divin, le septénaire constitue ce que la tradition chrétienne nomme l’Esprit saint. Dans la région spirituelle : tout d’abord dans le monde surcéleste, les agents septénaires divins émancipés sont dotés de nouvelles facultés formant ainsi les nouveaux esprits dénaires, septénaires et ternaires ; ensuite dans le monde céleste agissent des agents septénaires corporels également émancipés, qui forment ce qu’il est convenu d’appeler « les sept colonnes de l’univers ». Dans la région naturelle enfin, certains de ces septénaires émancipés sont chargés de la direction du mineur à partir de la jonction qu’ils effectuent avec lui lors de son incorporation dans sa forme matérielle : ce sont les « agents de l’Esprit saint » que la tradition martiniste qualifie d’esprit bon compagnon, de guide ou d’ami fidèle, et quelques fois, dans les derniers ouvrages de Saint-Martin, d’ange, en tant que compagnon de l’âme, source de lumière et de sagesse pour le mineur.
Origine des nombres selon le martinisme
Ayant ainsi précisé leur sphère d’action, voyons maintenant quelle est l’origine des nombres au regard de la tradition martiniste et comment ils pourraient être définis.
Les nombres proviennent « de l’unité qui les produit multipliée par elle-même ; ils sont tous simples, entiers et parfaits ». C’est ainsi que « tous les nombres, à quelque degré qu’ils soient multipliés, rentrent dans les dix premiers, à savoir : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, lesquels à leur tour rentrent dans les quatre premiers : 1, 2, 3, 4, qui en sont les générateurs ; ce qui se prouve par l’addition géométrique des uns et des autres ». En d’autres termes, ce n’est qu’à partir de 4 que nous pouvons par addition des différents nombres issus de l’unité atteindre le dénaire divin puis l’unité première, et ces quatre premiers nombres, par leurs additions diverses, permettent de constituer tous les autres jusqu’à la décade. « D’où il résulte que 1 multiplié par son carré produit 4, que ces 4 nombres primordiaux contiennent tous les autres en eux, qu’ils sont les seuls nombres divins coéternels, puisqu’ils sont le signe qui représente sensiblement à l’intelligence de l’homme la quatriple essence divine. Il s’ensuit que les nombres suivants qui complètent la décade ne sont que des nombres temporels, dont la loi particulière à chacun n’a point été manifestée dans l’immensité divine avant le commencement des temps. » Néanmoins, Dieu étant un, « tous les nombres sont coéternels en celui qui est un. »
De même que nous avons établi un distinguo entre les trois différentes régions, Jean-Baptiste Willermoz nous avertit qu’il est « essentiel, si on ne veut point tomber dans la confusion, lorsqu’on se livre à l’étude des nombres et à leurs différentes applications, de ne jamais confondre le dénaire divin, compris dans les quatre premiers nombres coéternels, avec la décade entière temporelle [donc liée à la Création dans ses aspects surcéleste, céleste et terrestre]. Il n’est plus donné à l’homme depuis sa chute de connaître le premier. […] Il doit faire tous ses efforts pour bien connaître le second, qui n’est qu’une faible image du premier, puisque ce n’est que par lui qu’il peut connaître sa propre essence, ainsi que la loi et les propriétés de tous les êtres de la nature. »
Willermoz de poursuivre pour mieux préciser sa pensée :
« Il est si vrai qu’il ne faut jamais confondre le dénaire divin avec le dénaire temporel, que les quatre nombres qui constituent le premier ont une valeur et des propriétés toutes différentes dans le second, car la loi qui s’opère dans le divin est bien différente de celle qui opère dans le temporel, malgré les rapports qui les lient, puisqu’elles proviennent de la même source. Enfin, il y a encore cette différence entre le premier et le second, que dans les quatre nombres qui constituent le dénaire divin, tous les nombres y existent en puissance sans aucune manifestation distincte des six autres, au lieu que dans le second ils y sont en actes, la loi particulière de chacun y étant manifestée sensiblement. Pourquoi cela ? Parce que, dans l’immensité divine, tout était 4, qui est le vrai nombre de toute émanation spirituelle divine, provenant du centre universel, 1, de l’action et réaction divine, de 2 et de 3. En effet, le nombre 1 appartient à la pensée qui est attribuée au père créateur ; le nombre 2 à la volonté, ou au verbe divin qui commande l’action attribuée au Fils ; le nombre 3 à l’action même qui dirige l’opération attribuée au Saint-Esprit ; et enfin le nombre 4 à l’opération qui est la naissance spirituelle et l’émanation distincte de tous les êtres spirituels sortis du sein du Créateur et qui existaient de toute éternité en lui ; et, comme le Créateur éternel ne peut pas être un instant sans créer et qu’il ne peut créer que par l’action des trois facultés puissantes qui le constituent, il en résulte que 4 est le produit de l’unité ternaire divine et qu’il est coéternel avec cette unité même. »
Définition des nombres
Selon Saint-Martin, « les nombres sont l’expression sensible, visible ou intellectuelle des diverses propriétés des êtres qui proviennent tous de l’unique essence ». Ils servent donc, à l’inverse des mathématiques qui « quantifient » les choses, à « qualifier » de préférence ces dernières et à rendre compte de leur essence. Dans cet ordre d’idée, « jamais [écrit-il] le nombre ne peut passer pour un être ». Il en exprime les propriétés, mais ne les renferme pas réellement en lui. Honoré de Balzac, martiniste de la première heure, a bien perçu cette nuance. C’est ainsi que dans son roman Louis Lambert, il écrit : « Le nombre est un témoin intellectuel qui n’appartient qu’à l’homme, et par lequel il peut arriver à la connaissance de la Parole. »
Pour compléter notre compréhension du nombre, le mieux est de laisser deux maîtres de la tradition martiniste, Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Baptiste Willermoz, le définir à nouveau. En effet, tout au long de leurs écrits, ils en donnent plusieurs définitions qui toutes se complètent tout en nous mettant en garde contre notre suffisance. Pour votre édification, nous en reprenons les trois principales ainsi que la mise en garde du Philosophe Inconnu contre une éventuelle approche incorrecte :
« Les nombres ne sont que la traduction abrégée ou la langue concise des vérités et des lois dont le texte et les idées sont dans Dieu, dans l’homme et dans la nature. »
Ce sont « les enveloppes invisibles des êtres, comme les corps en sont les enveloppes sensibles ».
Ils sont « l’expression de la valeur des êtres, le signe sensible et en même temps le plus intellectuel que l’homme puisse employer pour distinguer leurs classes et leurs fonctions dans la nature universelle ».
« La principale erreur dont il faille se préserver, c’est de séparer les nombres de l’idée que chacun d’eux représente, et de les montrer détachés de leur base d’activité ; car alors on leur fait perdre toute leur vertu qui doit être de nous avancer dans la ligne vive ; ils ne sont plus qu’un objet de curieuse et orgueilleuse spéculation. »
Explication des nombres
Willermoz, dans ses Cahiers, au chapitre « Explication des nombres », fait ressortir l’intérêt de la science des nombres au regard de la science divine. Il en précise également les contours et met en exergue un élément capital que nous avons à peine évoqué en début de chapitre avec le septénaire : le nombre d’émanation divine des êtres spirituels est quaternaire et reste immuable ; par contre, leur nombre d’action et d’opération spirituelle peut être à tout moment modifié par le Créateur selon les desseins qui lui sont propres. Au passage, il donne également quelques précisions quant au nombre 666 figurant dans l’Apocalypse de Jean. Compte tenu de son importance, nous reprenons ce chapitre in extenso.
« Il est bien difficile de faire des progrès dans la science divine si on ne pose préalablement celle des nombres, ainsi que des règles qui déterminent leur valeur et leur propriété dans les diverses applications dont ils sont susceptibles ; car les valeurs qu’ils expriment dans l’ordre divin et spirituel ne sont plus et ne peuvent plus être les mêmes dans l’ordre temporel et matériel, puisque dans le premier, c’est le règne paisible de l’unité, au lieu que le second est le lieu des unités, et par suite, des discordances qu’elles produisent nécessairement. »
« La Science divine et celle des nombres sont intimement liées l’une à l’autre, dont l’une prépare l’intelligence à l’autre ; elle est bien vaste et bien simple. Elle est bien vaste, puisqu’elle embrasse toutes choses divines et spirituelles, corporelles et matérielles ; et bien simple puisqu’elle se concentre dans les dix nombres simples 1.2.3.4.5.6.7.8.9.10. qui dérivent des quatre nombres primordiaux 1.2.3.4., car tout nombre composé de deux figures ou d’un plus grand nombre, n’exprimant que des valeurs qui sont aussi composées et conventionnelles, ne peut point exprimer des choses simples de l’ordre primitif. Si dans des cas particuliers, dont on trouve même quelques exemples dans les saintes Écritures, ces nombres composés de plusieurs figures peuvent désigner une valeur utile qui facilite l’intelligence des objets auxquels ils sont appliqués, ce ne peut être qu’en les réunissant par addition, et en les réduisant à leur racine de nombre simple. Prenons pour exemple le nombre 6.6.6. employé dans l’Apocalypse : ces trois nombres additionnés en produisent deux autres qui donnent 18 et sont encore composés ; ces deux derniers additionnés ensemble produisent le nombre simple radical qui est 9. Lequel exprime la matière et tout ce qui s’y rapporte. »
« Nous ne voudrions pas cependant induire personne par les explications que nous venons de donner à penser que les nombres recèlent entre eux aucune vertu occulte propre à produire des effets singuliers comme quelques-uns l’ont imaginé et ridiculement avancé. Non, nous le déclarons formellement que les nombres n’ont par eux-mêmes aucune vertu particulière, ils ne sont que les signes représentatifs de la nature des êtres et des choses ; ils sont une espèce de langage intellectuel, plus propre que tout autre à exprimer et à rendre sensible à l’intelligence humaine la valeur des puissances, des facultés et des propriétés de ces êtres et de ces choses ; comme aussi du genre d’action particulière que chaque classe d’êtres spirituels est chargée d’opérer dans l’ordre providentiel où la sagesse et la volonté du Créateur les ont placés ; laquelle toutefois peut être changée aussi souvent qu’il lui plaît par la même volonté ; car si le nombre quaternaire d’émanation divine de ces êtres est immuable, leur nombre d’action et d’opération spirituelle est aussi variable qu’il plaît au Créateur de changer la nature de leur action, en leur donnant une nouvelle destination lorsqu’il la juge nécessaire à l’accomplissement de ses desseins. Il est même certain, par exemple, que le nombre de l’action que les êtres spirituels opéraient dans l’immensité divine avant la prévarication des esprits premiers émanés n’est plus le même depuis cette prévarication, pour ceux qui étant restés fidèles ont néanmoins été assujettis par ses suites au temps et au temporel, pour concourir à l’accomplissement des desseins de la justice et de la miséricorde sur les coupables, jusqu’à la consommation des temps. »