Par Christian Rebisse ♦
Je ne suis qu’un faible instrument dont Dieu veut bien, indigne que je suis, se servir, pour rappeler les hommes, mes semblables, à leur premier état de maçon, afin de leur faire voir véritablement qu’ils sont réellement hommes-Dieu, étant créés à l’image et à la ressemblance de cet Etre tout-puissant.
Martinès de Pasqually est né à Grenoble, autour de 1710, d’un père d’origine espagnole et d’une mère française. Militaire pendant quelques années, avec le grade de lieutenant, il sert en 1737 dans la compagnie du régiment d’Edimbourg-Dragons. En 1740, ses activités militaires le conduisent en Corse, où il participe à l’intervention française sous le commandement du marquis de Millebois. En 1747, il est au service de l’Espagne et combat en Italie. Il semble avoir quitté l’armée quelques années plus tard.
On peut situer les premières traces de ses activités ésotériques à partir de 1754, époque où il fréquente des loges maçonniques du Sud de la France, notamment à Avignon et à Marseille. A Montpellier, il aurait fondé le chapitre des Souverains Juges Ecossais. Quelques années plus tard, en 1760, il se présente à la loge Saint Jean des trois loges réunies de Toulouse. C’est là qu’il expose son projet de restauration de la Franc-Maçonnerie. En effet, il juge la Maçonnerie de son époque « apocryphe », c’est-à-dire détournée de son objectif réel, et se propose de lui rendre sa pureté primitive. Son projet, jugé trop étrange, est rejeté, et Martinès de Pasqually est contraint de quitter la loge.
Martinès semble détenir sa qualité maçonnique de son père. Ce dernier avait reçu en 1738 une patente maçonnique stuartiste transmissible à son fils. Cependant, il faut reconnaître que la société maçonnique que Martinès de Pasqually se proposait d’établir ne relève pas de la Maçonnerie anglaise. Il la désigne lui-même sous le nom d’Ordre des Chevaliers Maçons Élus-Cohens de l’Univers. Il s’agit de ce qu’on appelle un système de « hauts-grades maçonniques », c’est-à-dire un ensemble des degrés supérieurs aux trois grades traditionnels de la franc-maçonnerie (apprenti , compagnon et maître). Rappelons que les hauts-grades apparaissent dans la Maçonnerie entre les années 1740 et 1773.
C’est dans la loge du régiment de Foix que le projet de Martinès trouve son accomplissement. C’est là qu’il va recruter ceux qui seront ses premiers disciples, le lieutenant-colonel de Grainville et le capitaine des grenadiers Champoléon. À Foix, il fonde un chapitre, le Temple des Élus-Cohens. Cependant, c’est à Bordeaux que commencent réellement les activités de l’Ordre des Élus-Cohens. Martinès s’y installe en avril 1762 pour y établir le centre général de ses activités. Ce qui caractérise l’Ordre fondé par Martinès de Pasqually, c’est le fait qu’il soit basé sur une doctrine originale et qu’il utilise des rites spécifiques. Cette doctrine, c’est celle de la Réintégration. Elle prétend que l’homme a perdu ses qualités divines primitives et qu’il doit travailler à leur reconquête par une ascèse et des rites particuliers. Cette philosophie se trouve décrite en détail dans un long texte d’instruction : Le Traité sur la réintégration des êtres.
La doctrine de Martinès n’est pas une simple spéculation ; elle conduit à une pratique opérative s’appuyant sur une magie divine, une théurgie, qui semble plonger ses racines dans la magie angélique de la Renaissance, celle des kabbalistes chrétiens. Cependant, Martinès lui assigne des fins plus spécifiques. Dans les pratiques des Élus-Cohens, elle a pour objet de permettre aux initiés de retrouver leur pureté primitive en utilisant l’assistance des anges, grâce à une magie opérative. Elle a aussi une fonction salvatrice sur la Création. En effet, au fur et à mesure que les Élus-Cohens gravissent l’échelle des grades de l’Ordre, depuis celui d’apprenti jusqu’à celui de réau-croix, ils sont conduits peu à peu à collaborer à la restauration de l’univers dans sa pureté primitive. Selon Martinès de Pasqually, c’est en s’opposant, à travers des rites complexes, aux anges maléfiques qui sont à l’origine des désordres de la Création, que les initiés Élus-Cohens remplissaient la mission confiée par Dieu à l’homme, à l’origine de la création.
Dans les années qui suivent son installation à Bordeaux, l’Ordre des Élus-Cohens s’étend en France. Des loges sont créées dans plusieurs grandes villes. En 1771, Louis-Claude de Saint-Martin succède à l’abbé Fournié en devenant le secrétaire de Martinès de Pasqually, qu’il seconde d’une manière efficace. L’essor de l’Ordre est cependant freiné par le départ de son fondateur. En effet, en 1772, celui-ci se rend à Saint-Domingue pour recueillir l’héritage de l’un de ses parents décédé. Hélas, il ne rentre pas de cette île des Antilles, où il mourra le 24 septembre 1774.
Peu de temps avant sa mort, il avait nommé Cagnet de Lestère, l’un de ses disciples d’Haïti, pour prendre la direction de l’Ordre. Ce nouveau Grand Maître meurt lui-même en décembre 1779. Celui qui lui succède, Sébastien de Las Casas, rentre en France en novembre 1780 et met en sommeil un Ordre qui, depuis la mort de son fondateur, s’éteignait de lui-même. Il faut dire que beaucoup de ses membres s’étaient éloignés de pratiques théurgiques trop complexes, pour s’adonner au magnétisme. Les disciples les plus fidèles de Martinès de Pasqually n’échappent pas à cet engouement. Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin s’y attachèrent pendant quelque temps.
Ces deux hommes, même s’ils abandonneront les pratiques théurgiques de leur Maître, vont cependant perpétuer la philosophie des Élus-Cohens. Le premier, Jean-Baptiste Willermoz, au sein des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, un ordre maçonnique né d’une réforme de la Stricte Observance Templière allemande. Le second, à travers des livres dont les lecteurs sont qualifiés de « Martinistes ». Près d’un siècle plus tard, certains d’entre eux formeront un Ordre Martiniste.