Par Serge Hutin ♦
Extrait du bulletin mensuel n° 397-398 de l’Ordre Martiniste Traditionnel.
En 1602 paraissait une série de traités alchimiques signés Basile Valentin. Ces ouvrages, dont le principal s’intitulait les Douze clefs de la philosophie, demeurent à juste titre parmi les plus réputés des livres jamais écrits par les « amoureux de Science ». Ils n’ont cessé d’être réédités jusqu’au XXe siècle inclus. Citons l’admirable édition française, enrichie de savants commentaires, que l’alchimiste contemporain Eugène Canseliet (fils spirituel de l’énigmatique Fulcanelli, l’auteur du Mystère des cathédrales et des Demeures philosophales) avait donnée en 1953 aux Éditions de Minuit. Signalons aussi le petit volume (mince par l’étendue, mais au texte d’une rare et riche concision) intitulé Révélation sur le mystère de la teinture des sept métaux, réédité aux Éditions Psyché. Cet ouvrage comportait un frontispice symbolique – figurant “voie sèche” (au creuset) et “voie humaine” (à la cornue) avec deux personnages : Hermès Trismégiste (le « trois fois grand »), le fondateur légendaire de l’alchimie dans l’Égypte ancienne ; Basile Valentin lui-même, vêtu de sa robe monacale.
On ne sait rien de précis sur la vie de Basile Valentin, sauf qu’il était vers 1413 religieux au couvent des bénédictins d’Erfurt. Malheureusement, aucune pièce d’archives, nul document d’époque n’a pu être découvert à ce jour sur ce personnage. D’où l’hypothèse – soutenue par certains historiens de l’alchimie – suivant laquelle le véritable auteur des traités aurait vécu à une date bien plus tardive, peut-être en 1602 seulement. La découverte des manuscrits ne se trouvait-elle pas présentée comme survenue à la suite d’un “hasard” par trop miraculeux ? Le premier éditeur des œuvres signées Basile Valentin racontait en effet la fort curieuse histoire que voici : les manuscrits venus en sa possession avaient été découverts, nous contait-il, lors du bris par la foudre d’une colonne de l’église principale d’Erfurt. On s’aperçut que, dans cette colonne (qui était creuse), avaient été placés des manuscrits alchimiques, tous l’œuvre d’un moine de l’abbaye y ayant vécu au tout début du XVe siècle.
En fait, l’existence historique de Basile Valentin ne nous semble nullement invraisemblable : à la fin du Moyen Âge, fort nombreux étaient les moines qui pratiquaient l’alchimie dans leur cellule. Quant à l’histoire de la “cache” des manuscrits, elle s’insérait fort bien dans toute une tradition : il existe une série de cas, dûment authentiques eux, d’alchimistes ayant utilisé des cachettes, parfois inattendues, pour y dissimuler leurs manuscrits ou même, parfois aussi, une réserve de “poudre de projection”. Il y a l’histoire – qui, si elle fut reprise dans le roman de Gustave Meyrink L’ange à la fenêtre d’Occident, exista bel et bien dans la réalité – des deux boules trouvées par des pillards dans le tombeau d’un évêque du Pays de Galles et parvenues en la possession d’Édouard Kelley, l’ami du magicien et alchimiste John Dee. Même l’étrange deus ex machina constitué par le bris providentiel d’une colonne par la foudre n’est pas forcément une invention. Il arrive à avoir lieu ! L’histoire de la colonne brisée par la foudre nous ferait penser, par exemple, à cette découverte en Angleterre, au début des années 70, de toute une collection d’enseignements secrets de la fraternité de l’Aube dorée (Golden Dawn) : ces manuscrits furent découverts, tombés sur la grève, lors de l’effondrement du bord de la falaise où se trouvait bâtie (elle remontait à l’époque victorienne) une maison depuis longtemps abandonnée…
On remarquera que le nom profane du personnage – qu’il s’agisse effectivement d’un moine médiéval de l’abbaye d’Erfurt ou de quelqu’un qui aurait vécu, lui, à une date plus tardive – nous demeure inconnu. « Basile Valentin » , c’est un nomen symbolique – qu’il faudrait comparer, pour l’époque contemporaine, à Fulcanelli, dont l’identité véritable demeurait cachée.
Usage commun aux alchimistes et à diverses fraternités initiatiques que de concrétiser ainsi la mort du vieil homme par l’adoption d’un nom symbolique. Dans le double patronyme « Basile Valentin », on remarquera que le premier nom (du grec Basileus, “Roi”) nous pointe le couronnement de l’adepte, sa victoire, la réalisation du Grand Œuvre. Et Valentin nous évoquerait d’une part le saint de ce nom, patron des fiancés (mais les alchimistes ne sont-ils pas “amoureux de Science” ?), et d’autre part, le plus célèbre des docteurs du gnosticisme chrétien des premiers siècles.
Il va sans dire que le moine qui figure au frontispice du traité Révélation sur le mystère de la teinture des sept métaux – et bien que ce religieux alchimiste ait (avouons-le) le physique de l’emploi – est un portrait imaginaire, non l’effigie authentique de Basile Valentin.
L’alchimie, quête initiatique
L’examen des figures symboliques qui ornent les Douze Clefs de la Philosophie – bien que sans doute postérieures au texte, elles y “collent” si admirablement – nous fait déceler tout de suite les liens de la tradition alchimique à laquelle se rattachait Basile avec son message d’ordre spirituel et initiatique. C’est d’ailleurs à Basile Valentin qu’on doit la première révélation du mot code « Vitriol » .
Il ne s’agit pas du tout, dans cette acception, de l’acide sulfurique du commerce (dont vitriol est l’appellation vulgaire) mais d’une véritable clef initiatique : chacune des lettres V.I.T.R.I.O.L. est celle de l’un des mots successifs de la phrase latine « Visita Interiora Terrae rectificandoque invenies occultum Lapidem », (Visite les parties intérieures de la Terre et en rectifiant tu trouveras la Pierre cachée). Découvrir la Pierre Philosophale, c’est opérer une descente dans les couches profondes de notre psychisme et, si du moins nous acceptons de nous purifier des composantes imparfaites (“en rectifiant”), y voir finalement luire le noyau lumineux, divin, qui se trouvait caché, obscurci, sali par les scories qui le masquent. C’est une autre forme donnée à l’adage traditionnel qui se trouvait inscrit au fronton du temple de Delphes, et que Socrate avait repris comme devise : « Connais-toi toi-même ». Autre formule cachée qui se trouve dans les écrits de Basile Valentin, et que reprendra Paracelse, ce grand médecin alchimiste de la Renaissance qui nommera ainsi son épée : Azoth. Ce mot réunit la première lettre (des alphabets latin : a, grec : alpha, hébreu : aleph) et la dernière dans les trois mêmes alphabets (latin : z, grec : oméga, hébreu : thau). Le commencement et la fin de toutes choses…
Il est curieux de remarquer le personnage double, qui symbolise la conjonction des contraires et qui se trouve représenté en alchimie par l’androgyne hermétique (appelé en latin Rebis, littéralement “chose-deux”), tient d’une main l’équerre (symbole de la matière) et de l’autre le compas (symbole de l’esprit). Il convient de remarquer que l’équerre et le compas n’ont nullement été inventés par les corporations médiévales de bâtisseurs (la maçonnerie dite opérative, d’où devait sortir la maçonnerie spéculative) : on rencontre déjà ces symboles dans la tradition taoïste chinoise bien antérieure à l’ère chrétienne.
Dans les manuscrits alchimiques de Nicolas Valois, un adepte français à peu près contemporain du mystérieux Basile Valentin, on voit – notons-le – l’équerre et le compas figurés sur l’une des miniatures.
Mais Basile Valentin fait jouer aussi un rôle traditionnel au ternaire Soufre-Mercure-Sel. Il ne s’agit pas des corps usuels désignés par ces noms : le Soufre, c’est le principe masculin ; le Mercure, le principe féminin. Quant au Sel, c’est le troisième terme du ternaire : le principe qui permet d’opérer une conjoncture harmonieuse des contraires. D’où sa représentation par un prêtre qui célèbre le mariage d’un homme (symbolisant le Soufre) et d’une femme (qui représente le Mercure).
Secrets pratiques d’alchimie
Il faut bien remarquer que Basile Valentin, dans ses écrits, lie intimement – ce qui est tout à fait traditionnel – l’oratoire (l’ascèse, le grand œuvre spirituel) au laboratoire (le grand œuvre minéral) : l’un et l’autre s’impliquent, sont indissociables.
Basile Valentin a donné à l’un de ses traités le titre Le Chariot triomphal de l’antimoine. C’est d’ailleurs à lui qu’on attribue la découverte de ce corps (un métalloïde), auquel le vocable “antimoine” aurait été attribué à la suite du sort tragique connu par un religieux qui avait imprudemment essayé ses vertus médicales. Mais, comme toujours, lorsqu’il s’agit de traités alchimiques traditionnels, il ne faut jamais oublier de rappeler que le nom d’un corps peut fort bien désigner aussi tout autre chose que ce qu’il désigne dans le langage usuel.
Basile Valentin utilisait la baguette divinatoire (connue bien avant lui certes) pour rechercher les merveilles minérales – métaux et autres – cachées au sein de la terre. Remarquons d’ailleurs que c’est seulement ainsi qu’il s’avère possible d’expliquer l’étonnante justesse des forages miniers pratiqués au Moyen Âge. Un ami lyonnais nous relatait ainsi sa visite à une petite mine d’antimoine, ayant cessé d’être exploitée depuis l’époque de Jacques Cœur. Comment donc les mineurs du Moyen Âge avaient-ils pu tomber “pile” sur le gisement de ce corps assez rare ? Sans nul doute, pensons-nous, par la baguette divinatoire.
Dans le petit traité Révélation sur le mystère des teintures des sept métaux, Basile Valentin use pour désigner l’alchimie de l’expression – curieuse à première vue – d’“art de musique”. Et ce n’est nullement un hasard si le réalisateur du frontispice symbolique y a dessiné des instruments de musique. Que voulait donc dire cette expression : “art de musique” ? Rappeler cette vérité magique fondamentale : l’accès par l’alchimiste opératif à une connaissance directe, vécue, des rythmes vibratoires aptes à susciter tel ou tel type de phénomènes, de manifestations, de métamorphoses ; dans la cornue ou le creuset d’une part, dans le psychisme de l’opérateur, d’autre part.