Par Christian Rebisse ♦
Lorsqu’on évoque l’Ordre Martiniste, un nom vient immédiatement à l’esprit, celui de Papus. On oublie trop souvent que ce mouvement spiritualiste rassembla de brillantes personnalités sans lesquelles cet Ordre n’aurait probablement pas connu le succès que nous savons. Si certains collaborateurs de Papus, comme Stanislas de Guaita, F.-Ch. Barlet (Albert Faucheux), Sédir (Yvon Leloup), nous sont bien connus, d’autres comme Victor-Emile Michelet et Augustin Chaboseau sont restés dans l’ombre. Victor-Emile Michelet nous est mieux connu depuis que Richard E. Knowles lui a consacré un livre, quant à Augustin Chaboseau, il reste ignoré des biographes. Ce Serviteur Inconnu cache pourtant un personnage aux multiples talents. S’il est vrai que Papus fut l’organisateur du Martinisme moderne, on oublie souvent qu’il eut un associé, Augustin Chaboseau, et qu’on doit considérer ce dernier comme le cofondateur de l’Ordre Martiniste. Il est donc temps de faire plus ample connaissance avec cette personnalité attachante, à la fois pour sa contribution à la pérennité d’un Martinisme Traditionnel et pour sa qualité d’humaniste.
La découverte récente des archives de la famille d’Augustin Chaboseau nous a permis de rédiger cette biographie. L’essentiel des informations contenues dans cet article est extrait de textes écrits par Rosalie Louise Chaboseau quelque temps après la mort de son mari. Nous utiliserons aussi un ensemble de notes manuscrites qu’Augustin Chaboseau avait soigneusement épinglées lui-même par petites liasses et qui étaient destinées à composer son journal sous le titre de : Mon livre de bord, soixante ans de navigation littéraire et politique.
1. La Famille Chaboseau
Pierre-Augustin Chaboseau est né à Versailles le 17 juin 1868. Son double prénom nous renseigne sur ses origines. Il hérita du premier, Pierre, à la suite d’une longue tradition familiale en vigueur depuis le XIIIe siècle. En effet, vers 1220, le duc Pierre Ier se serait un jour arrêté dans une chaboissière et aurait servi de parrain au premier-né d’un ancêtre de la famille Chaboseau. Depuis cette époque la tradition veut que, dans la famille, le fils aîné de chaque génération porte le prénom de Pierre. La famille Chaboseau (autrefois écrit : Chaboseau de la Chabossière) plonge ses racines dans la noblesse française et Pierre-Augustin aurait pu faire suivre son nom des titres suivants : Marquis de la Chaboissière et de Langlermine, comte de Kercabus, Kerpoisson, de la Morinière, Trévenégat, la Bélinière, la Pommeraye ; baron de la Borde, L’Atrie, le Poreau, Rivedoux.
Les Chaboseau étaient aussi seigneurs de la Fuye, Procé, Bodouët, la Guionnière, la Tillerolle, Saint-André, Kerlain, Kerfressou, Kernachanan, terres nobles du Poitou, de Vendée, de Maine et Loire, Mayenne, Sarthe, de Bretagne, Loire inférieure, Ille et Vilaine, Orne et Côtes du Nord. Pendant la Révolution française, le titulaire de ces titres les brûla sur « l’autel de la raison » et fut ruiné.
Augustin n’utilisa jamais le prénom de Pierre pour signer ses œuvres, qu’elles soient poétiques, littéraires, scientifiques ou historiques. Il n’utilisa que celui d’Augustin. Son second prénom, celui d’Augustin, lui fut donné par sa mère, Elisa-Célestine (1847-1920) en souvenir de son père, Antoine-Augustin Lepage, à qui elle vouait un véritable culte. Auguste-Marie Chaboseau (1835-1898), père d’Augustin était un militaire et sa carrière exigea de fréquents déménagements. Ces voyages ne furent jamais un handicap pour les études du jeune homme. Il faut dire que le jeune Augustin manifesta rapidement une aptitude hors du commun à l’étude. Le travail du lycée ne pouvait guère combler son appétit intellectuel. Il dévorait tous les livres des bibliothèques scolaires et ceux que parents et amis mettaient à sa disposition.
2. La jeunesse
À l’âge de quatorze ans, il avait déjà lu la Bible entièrement. Cette lecture bouleversa le jeune adolescent au point qu’elle fut le point de départ de ce qui restera tout au long de sa vie une préoccupation majeure : lire, étudier et comparer les textes sacrés de toutes les religions. Il consacra les vacances de Pâques de l’année suivante à la lecture du Coran. Rentré au lycée du Mans, c’est le dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Frank qu’il lit et relit, en ayant soin de prendre de nombreuses notes. Puis c’est le dictionnaire des littératures rédigé sous la direction de Vapereau qui retient son attention. Il précise dans son journal : « Ce que j’ai appris grâce à Franck et Vapereau durant cette année scolaire 1882-1883 est la base ce que j’appelle mon érudition ». L’année suivante, il se plonge dans L’Imitation de Jésus-Christ. L’élève Augustin Chaboseau est-il un surdoué ? Il est difficile de l’affirmer, en tout cas, il possède des aptitudes hors du commun dans certaines matières.
Les Français, disait Augustin Chaboseau, conçoivent que l’on ait une vocation irrésistible pour la musique, le dessin, la peinture… mais personne n’a jamais admis, pour le polyglottisme, une prédestination analogue et pourtant… Avant mon entrée au Lycée, ma mère avait commencé mon initiation à l’anglais, mon père avait fait de même pour l’allemand, et l’on m’avait confié à un bachelier tout frais émoulu, pour qu’il m’enseignât ce qui, en matière de latin, correspondait au programme de la huitième. Excellente préparation mais insuffisante pour expliquer que dès mon arrivée en septième, je fus le meilleur élève pour le latin et l’allemand, et dès mon passage en sixième, le meilleur pour le grec, et tout cela sans la moindre peine, je puis même dire sans le moindre effort. Il en alla pareillement, au cours des cinq ou six années suivantes pour ce qui concernait l’italien, le provençal, le catalan, l’espagnol, le portugais, d’autre part le flamand et le néerlandais. Quand je vins à Pau, il ne me fallut que quelques semaines pour me familiariser avec le béarnais, puis, naturellement, le gascon. Après l’enseignement secondaire, je me plongeai jusqu’au cou dans le sanscrit. Un Russe m’enseigna sa langue en quelques mois, et en conséquence je ne tardai guère à traduire tout ce que je voulais du polonais et du serbe.
Il apprit plus tard le breton, l’espéranto et lisait également le sanscrit et le pâli. À ce don des langues, il convient d’ajouter celui qui lui venait de son père, la musique. Dès l’âge de six ans, il prit des cours de piano et toute sa vie il garda une passion pour la musique et le chant. Le départ de son père pour une autre garnison allait être l’occasion de rencontres lui ouvrant de nouveaux champs d’investigation. Malgré ce départ, le père d’Augustin voulait que son fils termine son année scolaire au lycée du Mans, aussi le confia t-il à son ami Jean Labrousse, qui, comme le père d’Augustin, était officier. Les Labrousse étaient des spirites convaincus et ils étaient très liés avec Pierre-Gaëtan Leymarie, le rédacteur en chef et le directeur de La Revue Spirite. Cette rencontre allait ouvrir l’esprit du jeune homme aux mondes invisibles et y déposer le premier germe de ses préoccupations mystiques.
3. Pierre-Gaëtan Leymarie et le spiritisme
Il est nécessaire de s’attarder ici quelques instants sur Pierre-Gaëtan Leymarie (1817-1901). Il fut l’un des plus ardents disciples d’Allan Kardec, le fondateur du spiritisme. Si Pierre-Gaëtan Leymarie était un spirite très actif, il était aussi un humaniste et il offrait les colonnes de sa revue à tous ceux qui défendaient « une cause spiritualiste ou d’ordre essentiellement humanitaire et moral ». Il fut un militant pour la paix et l’un des pionniers pour l’émancipation de la femme. Leymarie comprit rapidement que ses contemporains n’étaient guère préparés pour appréhender les nouvelles sciences psychiques. Aussi, il estimait que de nombreux efforts étaient nécessaires pour développer la culture générale des Français. Dans cet objectif, il seconda, en compagnie de sa femme, son ami Jean Macé à la fondation de la Ligue de l’Enseignement.
En 1889, Pierre-Gaëtan Leymarie organisa le premier congrès spirite international sur le sol français. Non seulement il fut un homme dévoué et sensible mais il était désintéressé et modeste. Il exerça une certaine influence sur de nombreuses personnalités. Il mourut en 1901 et sa tombe au Père-Lachaise porte l’inscription : « Mourir c’est quitter l’ombre pour entrer dans la lumière ». Les Labrousse parlaient beaucoup de Leymarie à leur jeune ami Augustin mais ce n’est qu’un peu plus tard, à Paris, qu’il le rencontrera. Pierre-Gaëtan Leymarie exercera une profonde influence sur Augustin Chaboseau. Comme lui, Augustin sera passionné par l’éducation et donnera beaucoup de son temps à la Ligue pour l’Enseignement ; comme lui il militera pour les droits de la femme, comme lui il ne se contentera pas de belles théories élaborées à l’ombre des salons confortables des intellectuels, c’est la pratique qui l’intéressera au premier chef.
4. Le musée Guimet
Revenons à Augustin Chaboseau. Il a 18 ans et se pose pour lui le problème difficile de l’orientation. Augustin avait plusieurs vocations, la littérature l’attirait beaucoup, et la musique le tentait aussi. Il se décidera finalement pour la médecine. Ses talents d’écrivain lui seront malgré tout très utiles pour financer ses études. Dès le mois d’août 1886 il publie une nouvelle, Le Curé de Bosdarros dans L’Estafette. Encouragé par ce premier succès, il en publie une seconde, Lucrèce, le même mois. Ainsi commença une longue série qui le conduira à collaborer à de nombreux périodiques et revues. Pour suivre ses études de médecine, il lui faut quitter sa famille et s’installer à Paris. La vie parisienne lui ouvre de nouveaux horizons. À Paris, un nouveau musée consacré à l’étude des religions et des civilisations de l’Orient vient d’ouvrir ses portes. En effet, Emile Guimet vient d’amener à Paris une magnifique collection d’objets de culte, des livres sacrés d’Orient ainsi qu’une riche bibliothèque. Augustin va rapidement devenir un visiteur assidu de ce musée, à tel point que Léon Milloué, le conservateur et bibliothécaire, va le prendre pour adjoint. C’est de cette époque que va naître sa grande passion pour le bouddhisme.
5. L’initiation martiniste
Ses parents, inquiets de laisser seul le jeune étudiant à Paris, lui avaient recommandé d’aller rendre visite à une de leur parente, la marquise Amélie de Boisse-Mortemart. C’était une femme pleine de grâce et de distinction. Elle était veuve depuis quelques années et, ruinée par son mari, elle vivait en donnant des leçons de piano, de chant et d’aquarelle à une clientèle mondaine et bourgeoise du quartier des Ternes. Artiste aux dons multiples, elle écrivait aussi quelques articles dans diverses revues. Dès leur rencontre, une grande complicité s’installa entre Amélie et le jeune Augustin : d’abord sur le plan littéraire, (sous son propre nom, elle fera publier un article écrit par le jeune Augustin dans L’Art et la Mode en mars 1891).
Mais ce sont leurs affinités mystiques qui les rapprocheront le plus. Amélie s’intéressait beaucoup au spiritisme. « Elle était mystique, ultramystique. Nulle science occulte n’avait de secret pour elle. Il est vrai qu’à cet égard elle avait été stylée par Adolphe Desbarolles. Ce qui la passionnait plus que tout, c’était le Martinisme. » Si le jeune Augustin connaissait le spiritisme, il était tout ignorant de ce qui concernait le Martinisme, aussi Amélie résolut-elle de faire son éducation sur ce sujet. « Elle me prêta les livres d’Elme Caro, de Jacques Matter, d’Adophe Franck. Ensuite ceux de Saint-Martin lui-même. Après quoi, elle n’hésita pas à m’initier, comme elle avait été initiée par Adolphe Desbarolles, disciple direct d’Henri de Latouche. »
Ainsi, en 1886, Augustin Chaboseau devenait « S.I. » et prenait place dans une lignée d’initiés martinistes qui remonterait jusqu’à Louis-Claude de Saint-Martin. Cependant, le Martinisme n’avait alors aucune structure, il n’était pas organisé, et il n’existait pas à proprement parler d’« Ordre Martiniste ». C’est encore une rencontre providentielle qui allait changer cette situation.
6. La rencontre avec Papus
Depuis quelque temps, en effet, Jean Labrousse s’est installé à Paris et c’est tout naturellement qu’il retrouve Augustin Chaboseau et le présente à son ami Gaëtan Leymarie. Celui-ci le mit en contact avec le milieu mystique et ésotérique parisien et lui offrit de collaborer à la Revue Spirite. Le 15 décembre 1889, Augustin publia un compte rendu sur les Offices Bouddhistes à l’Exposition Universelle de Paris dans cette revue. À Paris, Augustin Chaboseau se lia d’amitié avec de nombreuses personnalités, les Frères Cros, Villiers de l’Isle-Adam qui devint pour lui un ami intime, Emile Bourdelle, etc. Sur les conseils de Leymarie, le jeune externe en médecine se présenta à l’hôpital de la Charité et fit la connaissance de Gérard Encausse, un jeune interne qui commençait déjà à publier sous le nom de Papus.
Ainsi naquit une grande amitié. Leurs longues discussions sur l’ésotérisme et la mystique leur révéla qu’ils étaient l’un et l’autre Martinistes et ils décidèrent de mettre sur pied un Ordre Martiniste afin de transmettre cette initiation. C’est à ce titre que nous devons considérer Augustin Chaboseau comme le cofondateur de l’Ordre Martiniste.
Papus et Augustin Chaboseau rassemblent quelques amis, Stanislas de Guaita, Lucien Chamuel, F.-Ch. Barlet, Maurice Barrès, Joséphin Péladan, Victor-Emile Michelet (et quelques autres) et ainsi naît l’Ordre Martiniste, vers 1890. Papus est un organisateur. Aussi, afin d’assurer le succès de l’entreprise, il crée toute une structure, comprenant librairie, salle de conférence et revues. Augustin collabore à la revue L’Initiation (de 1889 à 1891) puis Papus lui confie le poste de rédacteur en chef de la revue Le Voile d’Isis. Il deviendra également secrétaire de rédaction de Psyché, revue dont Victor-Emile Michelet fut le rédacteur en chef. En 1889, a lieu à Paris un congrès international spirite dont Gaëtan Leymarie publie le compte rendu en 1890 dans un gros volume in-8. Dans ce livre, on trouve des rapports d’Augustin Chaboseau sur des mémoires allemands, néerlandais et italiens.
Tout cela n’empêche pas Augustin Chaboseau de continuer ses études de médecine. Pourtant, au moment de s’occuper de sa thèse de médecine, Augustin est pris de scrupules. L’idée de tenir entre ses mains la vie des autres lui fait peur. Aussi il décide de laisser la médecine et se consacre dorénavant totalement à la littérature. Papus l’encourage dans ce sens, connaissant sa passion pour la philosophie bouddhiste et l’encouragea à écrire un livre sur ce sujet, lui disant : « Vous connaissez à fond les religions, les philosophies et les arts de l’Extrême-Orient ; votre situation au musée Guimet vous met à même de vous documenter facilement. » Augustin se mit à l’ouvrage, ne se contentant pas des traductions des textes sacrés, il apprit le sanscrit et travailla directement sur les textes anciens. Papus créa au sein du Groupe Indépendant d’Etudes Esotériques une section consacrée à l’étude des sciences orientales pour Augustin Chaboseau.
Lorsqu’en 1891, Papus publie son Traité Méthodique de Science Occulte (éd. Carré), il demande naturellement à Augustin Chaboseau de lui préparer, en annexe à son livre, un glossaire des principaux termes de la science occulte orientale. Cet appendice sera également publié à part dans une petite brochure in-8. Pendant les premières années du Martinisme, Augustin Chaboseau sera avec Stanislas de Guaita et Chamuel, le plus précieux collaborateur de Papus. En 1891, les Martinistes décident de donner un cadre plus précis à l’Ordre Martiniste et dans son numéro d’août 1891, L’Initiation annonce une nouveauté, la création d’un Suprême Conseil composé de 21 membres qui, désormais, dirigeront l’Ordre. Augustin Chaboseau sera membre de ce conseil et prendra le numéro 6 dans ce groupe de 21 personnes. En juillet 1892 la revue La Plume propose à ses lecteurs un numéro spécial sur la Magie. Augustin prêtera son concours à cette revue avec un article intitulé La Chaîne. Puis à la fin de la même année il est nommé par Stanislas de Guaita membre de la Chambre de Direction de l’Ordre Kabbalistique de la Rose+Croix. Cet Ordre constituait un ordre intérieur dans l’Ordre Martiniste.
7. De l’oratoire au laboratoire
Augustin Chaboseau est un homme de terrain, il aime se confronter à la réalité, aussi le travail spéculatif dans les Loges ne le passionne pas longtemps. « Il ne cessa de préférer l’altruisme à l’étude spéculative. Toute connaissance, disait-il est inutile, vaine et égoïste, qui ne peut profiter immédiatement au bien des autres. »
Aussi, à partir de 1893 il cesse de participer aux réunions de loges pour répandre les idées émancipatrices par la plume et la parole. Il demande à être mis en congé du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste pour se jeter dans l’action. Papus, par respect, lui gardera toujours sa place et son poste ne sera jamais occupé par un autre membre.
Augustin, pendant toutes ces années, a multiplié les contacts. Au cours des dîners de La Revue Moderne il avait fait la connaissance de très nombreuses personnalités des arts et de la politique. Cette période sera celle à partir de laquelle il produira le plus de nouvelles et d’articles divers dans revues et journaux. La liste de ces médias est si longue qu’il ne peut en être cité ici que quelques-uns : La Famille, L’Aurore, L’Action, La Petite République, Le Courrier du Soir, Le Figaro, Le Matin, Le Parisien, etc… Il utilisera pour signer de nombreux pseudonymes : Pierre Thorcy, Penndok, Pendoker, Arc’Hoaz, le Chat Botté, Candiani, Henri Olivier…
8. Chaboseau traducteur
Sa collaboration à La Petite République eut une influence importante sur sa vie. C’est là qu’il fit la connaissance de Benoît Malon, de Fournière et de tous les leaders du mouvement socialiste de l’époque. C’est avec eux qu’il entra dans le monde de la politique. Dès cette époque, ses préoccupations changèrent, il s’interrogea sur les populations de l’est, Serbes, Tchèques, Polonais et sur la question des Hindous et des Zoulous. Cette époque est aussi celle qui voit ses travaux de traduction prendre une plus grande ampleur. Nous n’en donnerons que quelques exemples : à partir du russe, La Demande en mariage d’A. Tchekhov, à partir de l’anglais, La Ville éternelle de Hall Caine.
Il participa aussi aux travaux de la Ligue des droits de l’homme et prit part activement à la constitution des universités populaires. Il donna, entre 1898 et 1907, plus de trois cents conférences. Augustin avait déjà 34 ans et était encore célibataire, il n’avait, semble-t-il, pas encore trouvé de compagne à sa mesure. C’est dans le cadre de ses activités à l’université populaire du XIVe arrondissement, à Paris, qu’il va rencontrer celle qui va devenir le 17 décembre 1902 son épouse, Rosalie Louise Napias. Cette jeune femme est la descendante d’un fouriériste et d’une pupille de Maria Deraisme. Elle était une féministe très active qui collabora à la revue La Fronde sous le pseudonyme de Blanche Galien. Elle avait réussi à forcer les portes de la faculté de médecine. Élève à l’institut Pasteur, elle devint la première femme pharmacienne de France.
Augustin Chaboseau possédait cette rare faculté de pouvoir mener en même temps des activités très différentes. Ses activités furent si nombreuses, que quand on étudie sa biographie, on a peine à croire qu’il ait pu mener toutes ces activités de front. Sa passion pour l’organisation du travail le mena à collaborer à la Bourse du Travail où il donna des cours de législation ouvrière. Il exerca également pour cet organisme son don des langues puisqu’il y fut traducteur interprète pour douze langues vivantes. Tout cela ne l’empêche pas de trouver le temps de traduire La Législation ouvrière aux Etats-Unis, de W.F. Willoughty et de compléter ce travail par des notes et une introduction dans laquelle il souligne l’avance de ce pays sur la France. Toujours sensible à l’émancipation de la femme, il traduisit La Réglementation du travail des femmes et des enfants aux Etats-Unis ainsi qu’un Guide pratique de législation ouvrière et rédigea un Manuel de législation ouvrière, qui fit autorité. Ses études sur le monde ouvrier l’amenèrent à s’inquiéter de la désertion des campagnes, il écrivit sur ce thème La Désertion des champs.
9. L’engagement social
Vers 1900, il abandonna ses articles littéraires dans les quotidiens et se consacra aux revues scientifiques. Il collabora à : la Revue de Paris, la Revue Scientifique, la Revue Générale des Sciences, etc.
Son étude sur la constitution de 1875 sous le titre : Réalisations démocratiques lui valut les honneurs de la tribune de la Chambre des Députés. Il termina une Etude historique sur les constituants de 1848, qui fut publiée par les soins de la Société pour l’Histoire de la Révolution de 1848 (sous la présidence de G. Renard). Puis c’est Alexandre Lévaïs qui lui confia la rédaction de son premier volume de l’Histoire des partis socialistes en France, (de Babeuf à la Commune, 1911).
Ses activités politiques devinrent plus nombreuses. Après son échec aux élections municipales de 1908, il devint, pour 1911, le secrétaire du député Pierre Goujon. Augustin Chaboseau amoureux de la nature, était écologiste avant l’heure. Il participe avec son ami Anselme Changeur à la Société pour la protection des paysages de France en 1913. Le siège social de l’association sera d’ailleurs à son adresse, rue Jenner à Paris. Il fut membre du Comité Directeur de cette Association en 1919 et publia de 1913 à 1934 dans Le Figaro, Le Temps et le Bulletin de la société pour la protection des paysages de France, des articles sur la protection de la nature.
10. Le secrétaire d’Aristide Briand
La première guerre mondiale éclate en 1914. Augustin Chaboseau est un homme qui s’est engagé avec passion dans les affaires de son pays, aussi il ne supportera pas d’être réformé pour raison de santé. Il voulait défendre son pays. Il offrira donc de travailler bénévolement à la mairie du XIIIe arrondissement. Rapidement il se rendit compte que ce travail de routine ne correspondait guère à ses compétences et qu’il pouvait être plus utilement employé. Ce fut le moment pour lui de reprendre contact avec son vieil ami Aristide Briand, qui est devenu Ministre de la Justice. Ce dernier donna une suite favorable à sa requête et dès septembre il l’engagea comme secrétaire particulier. Lorsqu’Aristide Briand sera nommé Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères, il gardera Augustin Chaboseau à son service.
Pendant cette collaboration, qui dura jusqu’en 1917, il fut amené à représenter le ministre en différentes occasions lors de manifestations officielles. Au cours de cette période, Augustin Chaboseau remplit des missions secrètes auprès d’hommes politiques des Balkans. Il gagna ainsi l’amitié de plusieurs chefs d’États : le président Pachitch et le roi Alexandre de Yougoslavie. Il fut également très lié avec le ministre plénipotentiaire de Serbie à Paris, Milenko R. Vesnitch. Ce dernier admirait les poèmes serbes qu’Augustin Chaboseau avait traduits. Le gouvernement serbe lui demanda d’écrire un ouvrage d’histoire : Les Serbes, Croates et Slovènes. En Yougoslavie, ces deux volumes sont devenus des livres scolaires pour la classe de français. Ils valurent à leur auteur le titre de Commandeur de l’Ordre de Saint-Sava ; décoration que lui remit le Prince régent Alexandre le 1er décembre 1919. Parmi ses nombreuses relations, qui ne peuvent être toutes relatées ici, signalons son amitié avec Roland Bonaparte.
Quelques années après la guerre, de 1922 à 1929 il collabora au Mercure de France. Signalons ici son article : « Latouche réhabilité » (1919). Henri de Latouche (1785-1851), premier éditeur d’Henri Chénier, fut aussi un écrivain. Il était également Martiniste et fut l’initiateur d’Adoplhe Desbarolles. La passion d’Augustin pour la protection de la nature est surtout connue grâce à son rôle dans la protection du Parc de Sceaux. Le propriétaire de ce parc n’avait plus les moyens d’entretenir un tel espace et en 1923, il s’était résolu à le vendre en plusieurs parcelles. Grâce à la Société pour la Protection des Paysages de France et l’appui de diverses personnalités, il réussit à éviter la destruction de ce magnifique espace vert en faisant acheter la propriété par le département de la Seine en juillet 1923. Augustin Chaboseau avait proposé dès le mois de juin d’installer dans le château de Sceaux un musée historique archéologique d’Île de France. Le projet fut adopté en décembre 1930 et Jean Robiquet prit la direction de ce musée. Augustin Chaboseau devint son adjoint et conserva ce poste jusqu’à la déclaration de la guerre en 1939.
11. L’Ordre Martiniste Traditionnel
Depuis la fin de la guerre 1914-1918, Augustin Chaboseau fréquentait beaucoup le Grand Orient de France et le Droit Humain avec lequel il était en relation depuis de nombreuses années. Il fit de nombreuses conférences au Droit Humain et participa à ses activités jusqu’en 1937. On peut se demander pourquoi Augustin Chaboseau a choisi de fréquenter les loges maçonniques plutôt que de rejoindre les loges martinistes. Il faut dire que la situation avait beaucoup changé depuis la fin de la guerre. En effet, Papus était mort avant la fin de la première guerre mondiale, le 25 octobre 1916. Depuis cette date, l’Ordre Martiniste était en sommeil, car la guerre avait dispersé les membres et le Suprême Conseil, rendant ainsi impossible l’élection d’un nouveau Grand Maître. Pourtant, plusieurs Martinistes essayaient depuis cette époque de prendre la direction de l’Ordre. Chacun avait déformé le Martinisme d’une manière qui scandalisait Augustin Chaboseau. Las de constater les nombreuses déviations du Martinisme lyonnais et parisien, il réunit à nouveau les derniers survivants du Suprême Conseil de 1891 et remit l’Ordre sur pied en 1931.
On procéda à l’élection du Grand Maître et c’est Augustin qui fut désigné à ce poste. Il laissa cependant à Victor-Emile Michelet cette fonction. À la mort de Michelet, en juillet 1938, Augustin prit la fonction de Grand Maître. L’Ordre ainsi remis en fonction, les Martinistes ajoutèrent au nom de l’Ordre le qualificatif de « Traditionnel » pour le distinguer des différents mouvements non orthodoxes. Par ce geste, les Martinistes revendiquaient « la pérennité de l’Ordre fondé par Papus avec eux… s’affirmant seuls justifiés pour manifester cette régularité ». L’Ordre Martiniste Traditionnel restera discret jusqu’à son entrée dans la F.U.D.O.S.I. à la fin de l’année 1939. À partir de cette date, Augustin Chaboseau devint l’un des trois Imperators de la F.U.D.O.S.I. La guerre de 1939-1945 allait malheureusement contrecarrer les projets des Martinistes. Cette « drôle de guerre » affecta profondément Augustin Chaboseau, il avait fui la capitale avec ses petits-enfants et avait cherché un refuge dans sa chère Bretagne : il termina à Saint-Servan (près de Saint-Malo) ses deuxième et troisième volumes de l‘Histoire de la Bretagne.
Son fils Jean était sur le front et c’est Jeanne Guesdon qui le remplaçait comme secrétaire administrative pour les relations avec l’étranger. Jean Chaboseau réussissait malgré tout à rentrer de temps en temps. Pour le Noël 1939, Augustin et Jean Chaboseau ainsi que Georges Lagrèze étaient réunis et travaillaient à l’organisation de l’Ordre Martiniste Traditionnel, qui malgré la guerre fonctionnait dans la clandestinité. Ils envoyèrent à cette occasion une charmante carte à Ralph M. Lewis. Avant la fin de la guerre, contraint par les occupants, il dut regagner Paris. Quelque temps avant la fin de la guerre, l’armée allemande fit irruption chez lui et pilla sa bibliothèque. Il fallut aux soldats allemands un camion pour déménager les livres, tellement il y en avait. Heureusement, prévenu à temps, Augustin Chaboseau avait eu le temps de faire détruire des documents témoignant de ses activités initiatiques et put ainsi échapper au pire.
Jusqu’à ses dernières semaines, son activité intellectuelle fut intense : quinze jours avant sa mort, il rédigeait des notes pour un travail ultérieur, travaillait à un poème en douze chants sur le Bouddha (interrompu malheureusement au septième chant) et il avait écrit deux conférences pour de futures réunions martinistes. Le deux janvier 1946, il s’éteignit calmement et sereinement, son pauvre corps devenu trop faible pour permettre à l’esprit d’y demeurer.
Ainsi s’achève ce portrait d’Augustin Chaboseau. Il resterait encore beaucoup à dire, que ce soit sur ses réalisations littéraires (par exemple sa collaboration à la grande encyclopédie Larousse), politiques ou initiatiques. L’essentiel était ici de faire découvrir un illustre Martiniste qui, « ayant été nourri par la doctrine d’amour et de charité du Martinisme, par les études sociales transcendantes de la Rose-Croix et de Saint-Yves d’Alveydre », s’est efforcé toute sa vie de mettre en pratique la plus haute idée qu’il se faisait de l’homme.