Par un frère de l’Heptade Louis-Claude de Saint-Martin en Haïti. ♦
C’est de la doctrine de la Réintégration que nous allons vous entretenir, laquelle concerne l’exil de l’homme dans le monde matériel et son retour vers le Divin. Mais quelle est la voie à suivre ? Comment la chercher et la trouver ?
Il n’y a pas de doute que le Traité sur la réintégration des êtres de Martinès de Pasqually nous permettra d’aborder la philosophie martiniste, qui évoque le cheminement de l’homme vers sa réintégration dans le Divin. Mais c’est surtout en approfondissant les œuvres de Louis-Claude de Saint-Martin que nous découvrirons une pratique de la spiritualité centrée sur l’être, le cœur de l’homme. C’est cette voie d’ailleurs que Jacob Boehme avait conseillé de suivre lorsqu’il écrivait :
Il nous est particulièrement imposé à nous autres hommes de ce monde de chercher de nouveau ce que nous avons perdu. Maintenant si nous voulons trouver, il ne nous faut pas chercher hors de nous.
Louis-Claude de Saint-Martin, surnommé le Philosophe Inconnu, professait une très grande admiration pour Jacob Boehme qu’il considérait comme son second instructeur. Influencé sans doute par ce dernier, il préconise une « initiation centrale » qu’il explique en ces termes :
La seule initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon âme est celle par laquelle nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu, et faire entrer le cœur de Dieu en nous, pour y faire un mariage indissoluble […] Il n’y a d’autre mystère pour arriver à cette sainte initiation, que de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être, et de ne pas lâcher prise, que nous ne soyons parvenus à en sortir la vivifiante racine ; parce qu’alors tous les fruits que nous devons porter, selon notre espèce, se produiront naturellement en nous et hors de nous.
Comment donc expliquer que l’homme se trouve dans une situation aussi misérable alors qu’il a été créé à l’image de Dieu, doté à l’origine d’un corps glorieux et surtout d’une mission bien précise : celle d’une part de ramener dans l’Amour divin les êtres qui s’en étaient égarés, et d’autre part d’être l’agent de la Réintégration universelle ? Ce constat d’échec ne devrait donc pas nous décourager. Nous devons réagir, nous en avons la possibilité. Saint-Martin nous met en garde d’ailleurs contre toute tendance à la fatalité dans Le Ministère de l’Homme-Esprit :
Homme, rappelle un instant ton jugement. Je veux bien t’excuser pour un moment de méconnaître encore la sublime destination que tu aurais à remplir dans l’univers : mais au moins ne devrais-tu point t’aveugler sur le rôle insignifiant que tu y remplis pendant le court intervalle que tu parcours depuis ton berceau jusqu’à ta tombe. Jette un coup d’œil sur ce qui t’occupe pendant ce trajet. Pourrais-tu croire que ce fût pour une destination aussi nulle, que tu te trouverais doué de facultés et de propriétés si éminentes ?
La Réintégration
Il importe de bien comprendre la doctrine de la Réintégration, car elle nous permet de découvrir les raisons pour lesquelles l’homme se trouve en exil. Il est dit dans le Traité sur la Réintégration des Êtres de Martinès de Pasqually qu’avant le temps, Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son Immensité divine. Ces êtres devaient lui vouer un culte qu’II leur avait fixé par des lois, des préceptes et des commandements éternels. Quoiqu’émanés, ils étaient distincts du Créateur et dotés du libre arbitre, capables ainsi de faire un choix en toute connaissance de cause. Leur mission, comme on l’a dit précédemment, était clairement définie, mais certains firent le projet d’émaner d’eux-mêmes des êtres spirituels qu’ils souhaitaient placer sous leur direction, allant ainsi à l’encontre des lois divines. C’est ce que Martinès de Pasqually appelle le « principe du mal spirituel », étant certain que toute mauvaise volonté conçue par l’esprit est toujours criminelle devant le Créateur, quand bien même l’esprit ne la réaliserait point en action effective. Suite à cette prévarication, les premiers esprits furent précipités vers un univers physique de substance matérielle où ils auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice.
Cependant le Créateur ne les abandonna pas à leur état de déchéance. Il décida d’émaner le « Mineur spirituel quaternaire », c’est-à-dire l’Homme, pour les guider dans leur retour vers le Divin. Mais il s’agit d’un retour volontaire et non imposé, puisque les esprits ayant prévariqué doivent accomplir leur Réintégration librement et sans contrainte. Ce mineur, nous rappelle Pasqually, avait les mêmes vertus et les mêmes puissances que les premiers esprits, quoiqu’il ne fût émané qu’après eux. En outre, il devint leur supérieur et leur aîné par son état de gloire et la force du commandement qu’il reçut du Créateur. Comme pur esprit, il était en relation constante avec la Pensée divine et pouvait procéder à la création d’autres êtres en suivant scrupuleusement les opérations divines. Pourtant, aveuglé par ses pouvoirs et séduit par les esprits prévaricateurs dont il avait la garde, il modifia les règles de création des êtres en incorporant le cérémonial que le tentateur lui avait enseigné en lieu et place du plan divin. Par cette entreprise, l’Homme répéta ce que les premiers esprits pervers avaient conçu d’opérer, pour devenir créateurs au préjudice des lois que l’Éternel leur avait prescrites. Ainsi, il chuta à son tour et perdit son corps glorieux pour revêtir un corps de chair. Du centre de l’Immensité céleste où il se trouvait auparavant, il fut précipité dans le monde terrestre. Condamné à l’exil sur le plan matériel, l’homme vint à perdre sa mobilité, alors qu’auparavant il pouvait se mouvoir dans toute la Création.
Loin de se lamenter sur son sort, il faut se souvenir que, quoique revêtu d’un corps physique, l’Homme a conservé toutes ses vertus originelles. Il a donc la possibilité de reconstruire son corps glorieux, de retrouver cet état paradisiaque qui était le sien, car s’il a perdu sa puissance première, il en conserve malgré tout le germe. Selon Martinès de Pasqually, l’Homme ne disposant plus des mêmes pouvoirs doit donc utiliser un culte extérieur consistant en un ensemble complexe de pratiques rituelles, la théurgie, pour opérer son ascension vers le Divin. Cette théurgie, dite « œuvre divine », a pour but de mettre l’homme en relation avec le Divin par l’intermédiaire des anges. Elle nécessitait de longues préparations. Saint-Martin juge ces pratiques dangereuses. Il préconise de préférence la voie cardiaque, car pour lui, c’est au centre de l’être, dans le cœur de l’homme, que l’union doit se réaliser. Une telle démarche nécessite une profonde transformation de l’être, que nous allons essayer de comprendre à travers les quatre étapes de l’Initiation martiniste. Ce voyage nous permettra de sortir de l’exil où nous nous trouvons et d’amorcer le retour vers le Divin en empruntant le cheminement martiniste.
L’Homme du Torrent ou le Vieil Homme
À la première étape de l’Initiation, nous trouvons celui qui n’a pas encore compris la raison de son existence sur cette Terre et qui se laisse aller au gré des circonstances sans essayer d’influencer le cours des événements. Il essaie de jouir au maximum des attraits du monde des apparences, du monde temporel, sans souci du lendemain. Il est en proie au doute et n’arrive pas non plus à comprendre la loi de dualité, symbolisée par l’apparente opposition des contraires qu’il rencontre dans la nature et dans l’homme lui-même. C’est pourquoi il est ballotté entre le limité et l’illimité, le destin et la providence, la droite et la gauche, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, l’essence et la substance, la vie et la mort, le positif et le négatif, etc. Il veut à tout prix prendre position sans rechercher l’équilibre entre les deux colonnes qui «symbolisent également le fait que l’homme vit trop souvent en opposition avec son Moi divin et ignore sa propre unité». À ce stade, il est profondément matérialiste et n’a pas encore pris conscience que ce corps transformé en un « vêtement de chair » n’a pas toujours été aussi vulnérable et qu’il a connu un passé glorieux. Mais justement comment retrouver cet état ? À partir du moment où il se pose la question, il est donc prêt pour la deuxième étape.
L’Homme de Désir
Maintenant qu’il a franchi le seuil et qu’il frappe à la deuxième porte, il ressent le désir et la volonté de reconquérir ce qu’il a perdu. C’est pourquoi il n’hésite pas à entreprendre la démarche de reconstruction de son temple intérieur en franchissant le second portail. Ce germe de lumière implanté en lui a constamment besoin d’être « arrosé » pour se maintenir, grandir et rayonner. Cette initiation cependant n’est que le début d’un long parcours, puisqu’elle ne fait que préparer à « l’initiation centrale » expliquée précédemment, dont l’objet est d’annuler la distance qui se trouve entre la lumière et l’homme.
L’enseignement aussi est nécessaire pour faire fructifier le germe. Si les écrits de Louis-Claude de Saint-Martin et de Martinès de Pasqually en constituent le fondement, il faut souligner également que l’Homme de Désir s’adonne à l’étude des rapports naturels qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers. Deux autres livres symboliques sont aussi utilisés : Le livre de la nature et Le livre de l’homme. En contemplant la nature, le Martiniste effectue un retour aux sources et entre en contact avec les merveilles que Dieu a mises à sa disposition pour son instruction permanente. De plus, les vérités fondamentales, de même que toutes les lois de l’univers, se retrouvent en l’homme. C’est pourquoi il est important de lire Le livre de l’homme, car il constitue une source d’inspiration et favorise l’introspection, d’où l’inutilité d’accumuler un savoir intellectuel. Ce n’est donc pas « la tête qu’il faut se casser mais le cœur », d’autant plus que la nature et l’homme constituent une source inépuisable de connaissance. Ainsi, le travail de celui qui a accepté finalement de se transformer en vue de la Réintégration est constant et n’a pas de fin. Saint-Martin nous le confirme :
C’est un grand travail que de chercher à nous connaître tels que nous sommes ; mais il faut ensuite travailler à nous connaître tels que nous devrions être. Ces deux sciences sont liées et doivent continuellement nous occuper. Une troisième science vient après ces deux, et est sans doute la plus difficile de toutes. C’est qu’après avoir appris à connaître ce que nous devrions être, il faut travailler sans relâche à le devenir.
Le travail de l’Homme de Désir favorise aussi une profonde transformation intérieure, que Saint-Martin qualifie d’« engrossement spirituel », indiquant par là un processus inachevé, quoiqu’ayant le germe d’une nouvelle naissance.
Le Nouvel Homme
C’est à la troisième étape de l’Initiation que finalement un Nouvel Homme est né. Sa prière a été entendue, suite à sa persévérance et à son travail assidu. Se rappelant que « Dieu n’a pas de désir plus vif et plus ardent que la Régénération de l’homme, car par son essence n’étant que pur Amour, Il tend les bras à la créature déchue… », le Nouvel Homme s’est adressé à Lui dans une prière, avec sans cesse sur les lèvres cette parole du Psaume 101, 3 : « En quelque jour que je vous invoque, exaucez-moi ». C’est alors qu’il est prêt à entreprendre une vraie alchimie spirituelle, qui transformera les profondeurs de son être et le rapprochera davantage du Divin. Ce processus de transformation le conduira à une véritable renaissance, portée par cette injonction : « L’homme doit mourir d’une triple mort et triplement ressusciter » que Louis-Claude de Saint-Martin développe :
Le Vieil Homme est mort sous le joug d’une triple mort, que l’on désigne sous le nom de la mort du corps, la mort de l’âme et la mort de l’esprit[…] Il faut donc que le Nouvel Homme ait pour tâche de se procurer une triple résurrection, c’est-à-dire qu’il arrache sa pensée, sa parole et son action aux ténébreuses régions où elles sont en esclavage, qu’il retienne sa pensée, sa parole et son action sur le bord du précipice dans lequel l’ennemi cherche journellement à les entraîner, et qu’il prévienne pour l’avenir la mort de sa pensée, de sa parole et de son action sur le bord du précipice, dans toutes les circonstances où l’ennemi pourra les menacer.
Il n’est pas superflu de rappeler que dans la Tradition martiniste, le mot âme se rapporte à la psyché des Grecs, c’est-à-dire à la nature psychique de l’homme, tandis que l’esprit se rapporte à la pneuma, c’est-à-dire à sa nature spirituelle et divine.
Pour que cette transmutation soit possible, le Nouvel Homme doit continuer à se purifier et à rechercher, nous le répétons, cet état paradisiaque qui était le sien, car c’est dans la voie de «l’imitation intérieure du Christ» qu’il s’engage. «Sans doute ce ne sera qu’après avoir ainsi purifié tout son être, et opéré en soi cette triple résurrection, que le Nouvel Homme fera, en lui-même, l’élection des douze vertus qui doivent le manifester dans toute l’étendue de ses propres régions». En effet, c’est par l’éveil et l’acquisition de la patience, la confiance, la tempérance, la tolérance, le détachement, l’altruisme, l’intégrité, l’humilité, le courage, la non-violence, la bienveillance, la sagesse qu’il s’assure de la réussite du processus de purification.
L’Homme-Esprit
Abordons la dernière étape de l’Initiation Martiniste. Le Nouvel Homme est né et graduellement est parvenu à se transformer jusqu’à devenir Homme-Esprit. Il est temps pour lui de mettre en application la connaissance acquise et de se tenir prêt à accomplir sa mission : « se régénérer lui-même et les autres, c’est-à-dire répéter dans sa personne l’œuvre que le Christ a rempli dans l’humanité. » En cela, l’imitation du Christ dont nous parlions se fait d’une manière dynamique, permettant ainsi à l’homme de retrouver sa nature originelle. Devenu Agent de la Divinité, il veut fixer les regards de la famille humaine sur la source de ses maux et sur ceux qu’elle doit faire cesser sur la Terre, espérant provoquer ainsi une prise de conscience collective. De cette manière, l’homme s’achemina vers la restauration de l’harmonie qui prévalait au commencement des temps.
C’est par une synthèse inspirée des écrits du Philosophe Inconnu que se terminera cette étude :
Le travail de l’Homme de Désir provoque une transformation intérieure, un engrossemnent spirituel qui porte la promesse d’une renaissance intérieure. Grâce à ce travail, le Vieil Homme cède progressivement la place à un Nouvel Homme. Ce Nouvel Homme, une fois né, passe ensuite par tous les stades de l’évolution, jusqu’à atteindre sa complète maturité. Devenu Homme-Esprit, il pourra accomplir son ministère et devenir l’intermédiaire actif entre la nature et Dieu. Alors, la communication sera rétablie entre le haut et le bas, et la Terre pourra trouver le sabbat. L’homme ainsi régénéré participera à la réintégration du Tout dans l’Un et redeviendra le Temple de Dieu.