Par Ouram Egiturre ♦
Extrait de la revue Pantacle n°21.
« Le mot «kabbale» vient du terme hébreu qabalah qui signifie «ce qui est reçu» (formé à partir de la racine qibel, recevoir). C’est un message qui se perpétue au cours des âges. C’est à la fois une voie de connaissance de l’être, qui s’acquiert par l’étude des textes bibliques (en hébreu), mais aussi une voie de réalisation spirituelle (transformation de l’individu). La kabbale est une quête. Pour pouvoir l’étudier, il faut développer deux qualités : l’humilité et la charité. C’est une voie d’étude et une voie d’amour. Il s’agit donc d’une voie authentique de recherche spirituelle. Elle correspond à une tradition cachée, transmise de bouche à oreille à quelques initiés. C’est aussi une connaissance intérieure, reçue par inspiration divine (méditation), et fait penser à la citation de Francis Bacon : «La gloire de Dieu est de cacher une chose, la gloire de l’homme est de la découvrir». Mais la kabbale est aussi une voie cardiaque, assez proche du Martinisme. A ce propos, Moshe de Kobryn n’a-t-il pas dit : «Il faut vivre dans la joie, il faut vivre dans l’amour. D’ailleurs, c’est une seule et même chose.»
Cet aspect est particulièrement intéressant pour tout Martiniste. En effet, la kabbale ne doit pas être étudiée comme une méthode spéculative, une méthode théurgique ou une méthode divinatoire. Ceci conduit à l’erreur et à la confusion. La kabbale est surtout une voie pratique nous permettant d’aboutir à la conduite juste (en respectant les 613 mitsvoth ou commandements de la loi juive, avec kawanah ou intention mystique, c’est-à-dire le «désir» chez un Martiniste). Cette conduite juste peut se résumer en ceci : «Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’il te fasse, c’est là toute la Torah, le reste n’en est que le commentaire» (Hillel, Talmud, Traité Chabbat 30b). Rappelons que la Torah correspond au Pentateuque, l’ensemble des cinq premiers livres de la Bible (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome).
Dans la kabbale, on distingue quatre niveaux de lecture de la Torah : peshat (littéral, pour rechercher des informations dans le texte biblique d’origine), remez (affiliation des lettres, symbolisme des lettres et des nombres), derash (allégorique, on va scruter et utiliser des systèmes de combinaison comme la guématrie, la témourah, la notarika), sod (niveau secret, accessible par la méditation). La première lettre de l’ensemble de ces mots forme le mot PaRDeS, qui signifie Paradis.
L’étude des textes bibliques et kabbalistiques permet d’aborder les niveaux superficiels (peshat et remez), fortement associés à l’intellect. Les textes les plus connus sont :
- la Torah elle-même (la Loi), qui correspond aux cinq premiers livres de la Bible (le Pentateuque),
- le Talmud (l’âme de la Loi), composé de commentaires sur la Torah,
- le Zohar (l’âme de l’âme de la Loi), comprenant une interprétation biblique ésotérique, ainsi que divers traités de magie, d’angélologie, de chiromancie, des écrits sur la réincarnation et sur les mystères du Nom divin.
- le Sefer Yetsirah qui constitue une explication ésotérique de la Création,
- le Maasseh Bereshit, vision de la Création, comportant des expériences mystiques,
- le Maasseh Merkavah, vision de la fin des temps, avec sa littérature des palais (hiérarchie céleste),
- et d’autres livres comme le Sefer Ha Bahir, le Sefer Ha Razim, le Shiour Qomah…
Néanmoins, la kabbale ne doit pas être uniquement spéculative et intellectuelle. D’ailleurs, même à propos de sujets graves comme la création du monde, les rabbins ne perdent pas le sens de l’humour, comme en témoigne la citation suivante, tirée du Midrash Rabba sur la Genèse «Pourquoi l’homme fut-il créé le dernier jour ? Pour que, si l’orgueil le prend, on puisse dire : dans la Création, le moustique t’a précédé».
Pour atteindre un aspect plus émotionnel et découvrir cette voie cardiaque, il est important de travailler les deux autres niveaux de lecture de la Bible (derash et sod), non par la lecture d’ouvrages sur la kabbale (ou le suivi de séminaires), mais par la pratique effective et personnelle, et la découverte par soi-même de codes enfouis dans le corpus biblique.
Le symbolisme des lettres hébraïques ou de la grammaire peut nous y aider. Par exemple, dans la Torah, certains noms bibliques apparaissent parfois avec un Hé, parfois sans. Nous trouvons par exemple Adam ou Ha Adam, Abram ou AbraHam. Or la lettre Hé symbolise l’alliance avec Dieu. Elle est légèrement ouverte en haut à gauche ( h ), côté coeur, et correspond à un “H” aspiré. Elle est associée à un passage d’air et à la fenêtre, donc à l’ouverture vers le haut, au chemin de la remontée vers Dieu, et par conséquent à l’alliance avec Dieu. Ainsi, Ha Adam correspond à Adam, au premier homme, qui était encore dans l’alliance divine, dans le jardin d’Eden. Lorsqu’il est chassé du Paradis, il devient Adam (sans le Hé), celui qui n’est plus dans l’alliance avec Dieu. Dans le même ordre d’idée, Abram devient Abraham, après avoir scellé son alliance avec Dieu (apparition du Hé). De même, dans certains passages de la Genèse, on trouve des énoncés où le féminin est attendu alors que le masculin est rencontré, et vice versa. Y a-t-il eu une grossière erreur de grammaire ? Ceci apparaît essentiellement lorsque Adam et Ève sont dans le jardin d’Eden. Par exemple, dans le chapitre 3, verset 20, Adam appelle Ève et parle de «lui» au lieu d’elle. En fait, à cette époque du récit biblique, Adam et Ève sont androgynes (à la fois mâle et femelle), d’où cette indifférence entre les modes masculin et féminin.
Les kabbalistes, selon leurs tendances, abordent la symbolique des lettres de diverses manières. Certaines méthodes ont été mises au point pour évoquer des analogies entre mots ou passages de la Torah. On trouve ainsi toute une batterie de codages comme la guématrie (que nous détaillerons par la suite), la temourah, la notarika (ou notarikon).
La témourah est la science des permutations des lettres, l’art sacré des anagrammes. Les combinaisons obtenues à partir d’un mot localisent son origine et sa quintessence. Par exemple, Moïse en hébreu se dit Moshé. En permutant les lettres, nous obtenons Hashem, qui signifie le Nom (sous-entendu Dieu). Ainsi, Moïse est celui qui reçoit la Torah, et Dieu celui qui la donne. Il s’agit pour le kabbaliste de trouver le lien existant entre les mots, et d’arriver au coeur de l’énergie animée par l’ensemble des lettres, dévoilant ainsi l’essence du mot d’origine.
La notarika, quant à elle, est la science des abréviations. Elle consiste à obtenir de nouveaux mots à partir des premières ou dernières lettres de phrases ou simplement de mots. C’est la technique des acrostiches. On peut, en partant des lettres initiales ou finales des mots d’une phrase, former un nouveau mot. Par exemple, les lettres finales des trois premiers mots de la Genèse «Bereshit Bara Elohim (Au commencement Dieu créa…)» donnent TAM (parfait). Ainsi, la Création de Dieu est parfaite (Tam).
La guématrie est la science des nombres. C’est un procédé qui applique une valeur numérique à chaque lettre. C’est une technique très largement employée chez les kabbalistes. Elle étudie les transpositions établies de telle sorte qu’un mot peut se transformer en nombre et un nombre en mot. Lorsque deux mots ont la même valeur, on dit alors qu’ils sont reliés l’un à l’autre, car pour les kabbalistes, tout a été créé au moyen de permutations de lettres du Verbe divin. On cherche alors les mots ayant la même somme, afin de trouver des correspondances secrètes entre ces mots. Par exemple, la kabbale dit que «Dieu est amour et unité». En voici la raison : le mot AHAVAH (amour) est composé des lettres Aleph, Hé, Beth et Hé, ce qui donne un code de 1 + 5 + 2 + 5 = 13. Or, Dieu est unité (E’HAD), mot composé des lettres Aleph Heth et Dalet, ce qui nous donne 1 + 8 + 4 = 13. Par conséquent, ces deux mots ayant le même code numérique, il existe une correspondance entre eux. Pour la kabbale, amour et unité sont donc équivalents et se complètent. De plus, le nom de Dieu YHWH a pour valeur numérique 10 + 5 + 6 + 5 (Yod, Hé, Vav, Hé), égale à 26, soit 13 + 13. En d’autres termes, amour plus unité correspondent à Dieu.
Mais le niveau de compréhension le plus profond (sod) ne peut être abordé que par la méditation. Abraham Aboulafia, kabbaliste du passé, préconisait la technique de contemplation des lettres, qu’il qualifiait de technique d’union mystique. En effet, pour les kabbalistes, la lettre est un lien entre l’homme et Dieu. Elle devient alors un support de méditation pour la devequth, l’adhésion à la conscience divine, et complète parfaitement les techniques de combinaisons, évoquées précédemment, techniques plus associées à des aspects intellectuels et émotionnels. On quitte alors la compréhension intellectuelle pour aborder un niveau de compréhension en profondeur.
On peut alors découvrir que le coeur a une grande importance dans la kabbale. Un certain nombre d’indices nous permettent d’en prendre conscience. Ainsi, la première lettre de la Torah est un Beth (le premier mot de la Genèse est Bereshit). Cette lettre correspond à la préposition en, dans (intérieur). On peut donc penser que le début de la Torah se situe en Dieu, faisant ainsi penser à l’état glorieux de l’homme à son origine. De même, la dernière lettre de la Torah est Lamed (le dernier mot est Israël). Cette lettre correspond elle aussi à une préposition : pour, vers (direction). On en conclut que la fin de la Torah est tournée vers Dieu, suggérant alors la réintégration. La Torah est donc un flux allant de Beth vers Lamed, ce qui forme le mot BaL (abondance, fertilité). Une autre signification de BaL est «interdit», «rigueur de la Loi».
Ce qui est troublant, c’est que le sens inverse (Lamed Beth, au lieu de Beth Lamed), suggérant le retour, le flux opposé, forme le mot «coeur» (LeB en hébreu). Le coeur est donc, dans la Torah, la voie de la réintégration. En effet, le début du mot «coeur/LeB» (la lettre Lamed) est situé à la fin de la Torah, alors que la fin de ce mot (la lettre Beth) est placée au début de la Torah. Ainsi, nous retournerons à l’unité par la spontanéité du coeur.
De plus, il est surprenant de constater que la guématrie du mot «coeur» nous donne 32 (30 pour Lamed + 2 pour Beth), soit les 32 sentiers de la sagesse. Ceci évoque également le chapitre 32 de la Genèse, contenant le combat de Jacob avec Dieu. Dans cette scène, Jacob traverse le fleuve Yaboc ; en fait, il traverse son propre nom. En effet, la témoura de «Yaboc» donne Yacob (Jacob). Après avoir combattu avec l’ange, il devient «Israël». La Notarika sur la fin des mots «Yacob» et «Israël» nous donne là encore BaL (et LeB dans l’autre sens). Le verset 27 du chapitre 32, «tu as lutté avec Dieu et tu as été vainqueur», peut alors être interprété par : «tu as combattu la rigueur du BaL, le commandement de Dieu, et tu as vaincu par LeB, le coeur». Ce passage montre ainsi un face-à-face : un nom face à un autre nom, un homme face à Dieu, le début de la Torah face à la fin.
Enfin, précisons que le coeur est au centre même de la kabbale. En effet, le mot qabalah s’écrit QBLH (Qof, Beth, Lamed, Hé), et contient en son centre les lettres Lamed et Beth, qui forment le mot LeB (coeur), intégré au centre, mais à l’envers. On comprend alors mieux la citation suivante, extraite du Traité Brakhot 17a : «Il importe peu que ce que l’on fait soit grand ou petit, pourvu que l’on dirige son coeur vers le ciel».
Tout comme la kabbale, le Martinisme est une voie cardiaque, une voie d’amour et de réalisation spirituelle menant à la connaissance de l’Être. On retrouve dans la kabbale plusieurs de ces notions martinistes, comme la réintégration collective de l’humanité (le tikkoun ou la restitution, restauration de l’ordre originel), la réincarnation (le gilgoul ou la transmigration des âmes), l’homme de désir (la kawanah ou l’intention mystique, le retournement vers Dieu), la devequth (adhésion mystique, contemplation, illumination)…
La Tradition martiniste nous rapporte que tous les êtres humains ne représentent que des cellules de l’humanité, de même que le corps humain est composé de cellules, chacune d’elles ayant son autonomie et son individualité propres. Néanmoins, la personnalité humaine constitue un tout uni, indépendant de ses parties constituantes. La connaissance de l’unité de l’être humain donne la véritable clé de la fraternité, en montrant que l’individu ne peut s’élever sans élévation parallèle de la collectivité, le corps de l’humanité. Un chemin étroit et ardu, mais pur et lumineux, peut nous conduire vers cet idéal : c’est celui qui passe à égale distance des excès et des passions. C’est le chemin du juste milieu qui dessille les yeux et l’esprit, et conduit au calme et à l’illumination, nous permettant d’aider nos semblables sur la voie de la réintégration. Pour réaliser ce projet, nous devons chercher à équilibrer les oppositions de la vie, symbolisées par les piliers, afin de mieux appréhender l’unité omniprésente en haut comme en bas, dans le macrocosme et dans le microcosme.
Il y a de nombreuses définitions pour le mot «unité». L’une d’entre elles est «accord, harmonie ». C’est celle à laquelle doit tendre tout mystique. Il est possible de trouver de nombreux symboles de l’unité dans le monde qui nous entoure, dans la nature où tout animal, végétal et minéral dépend des autres et ne peut vivre qu’en harmonie avec les autres, formant ainsi un écosystème. Que l’un des maillons de cette chaîne de l’unité soit brisé, et c’est tout le système qui en pâtit. Cet accord parfait, cette harmonie qui caractérisent l’unité, sont décrits dans le dialogue suivant, tiré du film La Guerre des étoiles, où le maître Ioda dit : «Mon alliée est la Force. La vie la crée, la fait grandir. Son énergie nous entoure et nous relie. Nous sommes des êtres illuminés, pas une simple matière brute. Tu dois sentir la Force autour de toi. Ici, entre toi, moi, l’arbre, la roche, partout.» Ioda demande ensuite à Luke de soulever, uniquement par la pensée, un vaisseau spatial enfoui dans un lac. Luke répond : «Tu demandes l’impossible…». Alors Ioda soulève le vaisseau spatial sans bouger d’un centimètre. Luke s’étonne : «Je n’arrive pas à y croire». Et Ioda lui répond : «Voilà pourquoi tu échoues».
De l’unité naît la multiplicité, elle-même amenée à être intégrée à nouveau dans l’unité. Ainsi, dans la kabbale, l’arbre composé des 10 sephiroth ou arbre sephirotique, sephira unique, appelée Keter ou Couronne. C’est de Keter que naissent les sephiroth Hokmah et Binah, puis toutes les autres sephiroth, le long des trois piliers (rigueur, miséricorde et équilibre), pour arriver finalement au niveau le plus bas, où l’on retrouve là encore une sephira unique : Malkout. Ces deux sephiroth, Keter tout en haut, et Malkout tout en bas, sont toutes deux placées sur le pilier central, la voie du milieu ou pilier de l’équilibre, qui harmonise les oppositions de la vie. Or la lettre hébraïque associée à l’équilibre, à l’harmonie (mais aussi au souffle, à la vie) est la lettre Aleph. Elle correspond justement au chiffre 1, donc à l’unité.
Dans le même ordre d’idée, la kabbale demande à l’homme de pratiquer 613 commandements, correspondant à diverses lois et conduites à suivre pour devenir un tsaddik, un juste. Or, faisons l’addition théosophique de 613 et nous arrivons à 6 + 1 + 3 = 10, ce qui nous conduit au chiffre 1. De même, si on associe chacune des 22 lettres hébraïques à un nombre, par la méthode de la guématrie, et que l’on fait la somme des valeurs numériques des 304 845 lettres composant la Torah, on arrive au résultat extraordinaire de 1 !
C’est par sa conduite juste et son service de manière impersonnelle et désintéressée, que l’homme pourra arriver à la plénitude de l’unité, afin d’atteindre son but ultime : la réintégration. Il doit alors s’efforcer de devenir un maillon de la chaîne qui contribuera peut-être à ramener un jour l’humanité vers son état glorieux d’origine. »