
Par Rudolph Berrouët ♦
Extrait du livre L’approche du divin dans le Martinisme, Diffusion Martiniste, 2023.
Dans la Tradition martiniste, une formule, telle une bénédiction – dans le sens indiqué par le Philosophe Inconnu (1) – attire particulièrement l’attention et incite à la méditation, à savoir : « Que la Lumière éternelle de la Sagesse divine vous éclaire à jamais ! »
Pour bien comprendre cette expression et ses implications, il convient de revoir ce que la Tradition martiniste enseigne à propos de ses deux éléments constitutifs principaux, à savoir la Sagesse et la Lumière, dans leur action au niveau des deux piliers de l’Œuvre divine que sont la Création et l’Homme. Ce faisant, nous essaierons au passage de déterminer ce qui les relie. Par ailleurs, tout au long de cette analyse, nous insisterons à chaque fois que possible sur les différentes leçons que nous a laissées le Philosophe Inconnu ; leçons combien importantes et utiles dans notre cheminement sur le sentier de la Réintégration.
Sagesse et Lumière dans la Création
L’acte de création par le Divin fait l’objet de tout un développement dans le Traité sur la réintégration des êtres de Martinès de Pasqually et a été par la suite abondamment commenté, dans ses divers aspects, par son disciple, Louis-Claude de Saint-Martin, connu également sous le pseudonyme qu’il s’était choisi dès la parution de son premier ouvrage : « Le Philosophe Inconnu ». Deux éléments retiendront notre attention : les notions de Sagesse et de Lumière.
Dans les écrits martinistes, les concepts de Sagesse, de Verbe, de Fils, de Christ, et de Lumière, et même de Vie et d’Amour, s’interpénètrent et semblent se référer à une même énergie originelle. On en vient ainsi à penser qu’il s’agit de différentes facettes d’une manifestation unique. Qu’en est-il exactement ?
La Sagesse
Pour bien comprendre le concept de la Sagesse, appelée également Sophia ou Sophie par Saint-Martin (1743-1803), il convient de se référer à la philosophie développée par celui qu’il a appelé son second Maître – Jacob Boehme (1575-1624) – suite à une filiation de cœur et d’âme compte tenu de leur éloignement dans le temps (plus d’un siècle les sépare), et bien évidemment aux écrits de ce dernier. Le Philosophe Inconnu y puisa abondamment et l’influence de Boehme est surtout présente dans ses derniers écrits, notamment Le Nouvel Homme et Le Ministère de l’Homme-Esprit. Cela étant, la sagesse est évoquée dès ses premiers écrits, tant cette notion occupe une place importante dans sa philosophie.
Bien qu’il soit osé de réduire cette analyse à quelques lignes, essayons, pour les besoins de la cause, de fixer les grandes lignes de la philosophie boehmienne eu égard à la Sophia.
La cosmogonie boehmienne fait état d’une création en sept (7) étapes (sept sources-esprits), en droite ligne de la Genèse biblique qu’elle contribue à expliciter. Ces sources-esprits sont des manifestations du Dieu unique en expansion. Elles ne sont présentées successivement que pour les besoins de la compréhension, puisqu’en réalité elles interviennent en même temps et s’interpénètrent harmonieusement.
Pour Boehme, Dieu est un mystère sans dimension ni forme, qui n’a ni commencement ni fin. La Divinité demeure fixe dans son immuabilité. Elle ne connaît pas le mouvement et de ce fait n’a ni avant ni après. Elle EST !
La Création résulte d’un double désir de Dieu : celui de se connaître et celui de se faire connaître. C’est ce double désir qui enclenche le processus de création, d’abord en un mouvement de concentration, puis dans un processus d’expansion. La Lumière, de même que la Sagesse qui lui est associée, se situe au début du processus d’expansion qui permet à la Création d’exister. Dieu se communique ainsi à la Création au moyen de sa Lumière et de sa Sagesse. Selon Boehme, c’est à travers la Lumière – cinquième source-esprit – que se manifesta le Fils, la seconde personne de La Trinité. Or pour Boehme, la Sophia EST cette lumière jaillissant des ténèbres au moment où Dieu se révéla. Elle est la Vierge Céleste qui apparaît aux premiers instants de la Création et constitue le miroir dans lequel la Divinité se contemple, en écho au Livre de la Sagesse biblique : La sagesse « est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu, une image de sa bonté. D’autre part étant seule, elle peut tout, demeurant en elle-même, elle renouvelle l’univers […](2). » Nous reviendrons sur cette notion de miroir, car Saint-Martin l’adaptera ultérieurement à la sagesse humaine pour expliquer la cause de son exil et proposer le moyen de son retour. La lumière, assimilée à la Sophia, et de par sa relation avec le Fils, permet à Boehme d’identifier le Christ à la Sagesse. Cette association lui permet également de préciser que le Temple de la Sagesse, c’est le Temple de la Lumière, à savoir la Sophia.
Cette Création intervient à trois niveaux, grâce à l’effet-miroir, qui se superposent aisément aux concepts des mondes Surcéleste, Céleste et Terrestre enseignés par Martinès de Pasqually(3) ; d’où l’intérêt qu’a porté Saint-Martin à Boehme, dans la mesure où ce dernier a contribué à revisiter l’enseignement de Pasqually et à le percevoir sous un nouvel éclairage tout en y apportant la note émotionnelle (cardiaque) qui lui faisait défaut et qu’il avait toujours ressentie au plus profond de son être. D’abord, un monde spirituel que Boehme nomme la Nature Éternelle. Elle constitue en quelque sorte le corps dans lequel Dieu s’incarne. Il l’habitera sous les traits de la Sagesse qui en constitue alors l’Âme (Monde Surcéleste). Ensuite, par réflexion, la Sagesse régit les planètes du monde matériel (Monde Céleste). Enfin, elle dirige les créatures et les choses (Monde Terrestre).
Le Philosophe Inconnu assimile la sagesse au principe de la Création, encore nommé Cause active et intelligente(4). Succinctement, il voit dans la Sophia l’explication du passage de l’un au multiple. Elle permet à l’Unité divine, à la Lumière de l’Un, de se refléter, de se manifester dans le Grand Miroir Éternel que la Sophia, la Vierge Céleste, représente. Par sa réflexion qu’elle permet, l’on aboutit à la perception du multiple au sein de l’unité divine, dans la mesure où celle-ci est reflétée par les multiples miroirs de la conscience humaine individuelle. L’on comprend mieux ainsi l’association de la Sagesse au Verbe, car tout comme ce dernier, par la réflexion qu’elle permet, elle donne forme aux œuvres du Créateur et leur permet d’exister.
La Lumière
Parallèlement à la Création à trois niveaux mettant en exergue la Sagesse, la conception Boehmienne permet aussi de percevoir une Création à trois étapes où l’on voit la Lumière divine se manifester ou non selon les cycles. Ces trois étapes donnent un nouvel éclairage à la chute de l’Adam Kadmon – l’homme primordial, archétype du genre humain – et à l’œuvre de rédemption du Christ. En effet, avec l’apparition de la Lumière, la Nature Éternelle prend corps selon un cycle d’émanations qui aboutira à la première création, celle des anges qui en constituent en quelque sorte la quintessence. À ce stade, la Sagesse, qui manifeste la présence divine, règne en maîtresse. La chute de Lucifer, le porteur de lumière, la rend invisible. L’Adam Primordial qui remplace Lucifer au sommet de la Création permet à nouveau à la Lumière de briller. Elle se voile de nouveau avec la chute d’Adam. Enfin, elle se remit à briller avec l’incarnation du Christ. Le déchirement du voile qui coïncida avec le dernier souffle du Christ sur la Croix acheva de rendre perceptible la Lumière originelle, moyennant une démarche personnelle calquée sur la vie du Christ.
« Dieu est lui-même la Lumière » dit Saint-Martin ; « il tire de son propre sein la substance lumineuse de l’esprit(5). » La Lumière divine procède par étapes et infuse toute la Création. Présente dans toute sa splendeur dans l’Immensité divine, elle se réfléchit intégralement dans l’Immensité surcéleste. Cette dernière, en tant qu’émanation de la précédente et médiatrice entre le haut (Immensité divine) et le bas (Immensité céleste), intègre les mêmes facultés et puissances spirituelles. L’Immensité céleste, quant à elle, déjà monde matériel même si c’est à un niveau sublimé, voile en partie la lumière divine véhiculée par le Surcéleste pour éviter tout aveuglement néfaste. La lumière qui s’y trouve doit être approchée avec prudence, apprivoisée et intégrée. Au plus bas de la hiérarchie se trouve le Monde terrestre, le monde de la matière, du temps et de l’espace. La grande lumière divine y est présente, mais est difficilement perceptible si ce n’est par le biais de ses manifestations physiques.
Outre les significations précédentes, la Lumière revêt un sens particulier. En effet, on retrouve dans les archives de l’Ordre Martiniste Traditionnel (O.M.T.) cette citation : « Destin, Volonté et Puissance ne forment qu’une seule et unique Force universelle occupant le centre de tout ce qui existe [, et] cette Force universelle est appelée « lumière ». » En quoi ces trois termes peuvent-ils concomitamment représenter la Lumière ?
Destin, Volonté et Puissance sont particulièrement associés, parmi plusieurs correspondances possibles, aux trois plans de la Création, respectivement : la Nature, l’Homme et Dieu.
Le Destin correspond aux lois de la Nature. Comme nous l’avons vu, celles-ci sont le reflet de la Sagesse éternelle qui les sous-tend. Nous précisons : reflet de la Sagesse éternelle et non la Sagesse elle-même. Or la Sagesse EST lumière ! même si dans le cas présent cette lumière reste en partie voilée, car éloignée de sa source.
La Volonté est l’apanage de l’Homme. Par la mise en œuvre de cette faculté, il concilie le supérieur et l’inférieur, et procède à l’union entre le monde spirituel et le monde matériel ; ce qui fait de lui le médiateur de la Création, un agent de la Divinité. Pour ce faire, l’Homme doit faire fructifier le germe divin qu’il porte en lui, et laisser ce dernier répandre la lumière qu’il renferme en tant qu’essence lumineuse !
La Providence correspond sinon à Dieu lui-même, du moins au monde spirituel, à la Nature Éternelle de Boehme ; Nature qu’animera la Sophia – la Sagesse – et que nous pouvons comparer au monde Surcéleste. Or, nous l’avons vu, la Sagesse est un reflet de la lumière éternelle…
Nous voyons donc en définitive que Destin, Volonté et Providence, pris individuellement ou conjointement, sont bien l’expression d’une Force unique, la Lumière éternelle de la Sagesse divine !
Relation de la Sagesse avec la Lumière
Avant de passer à l’examen de l’action de la Sagesse et de la Lumière dans l’Homme, il convient d’approfondir un peu plus notre analyse de la formule sous étude. En effet, les deux termes principaux comportent chacun un qualificatif : « éternelle » pour la Lumière et « divine » pour la Sagesse. En précisant « éternelle », il est fait référence à quelque chose qui n’a ni commencement ni fin et qui est de toute éternité. C’est justement cette qualité de la lumière qui en fait la principale manifestation de Dieu à travers le Fils, le Christ associé également au Grand Architecte de l’Univers dans la Tradition martiniste : « La Lumière émane continuellement du Grand Architecte de l’Univers pour s’étendre jusqu’aux confins de la Création… » révèlent les archives de l’O.M.T. L’adjonction du qualificatif « divin » au mot « Sagesse » intervient pour nous rappeler sans cesse la différence qui existe entre la Sagesse Divine et la sagesse humaine, la seconde n’étant qu’un pâle reflet, déformé de la première, dans le miroir de la conscience humaine.
Enfin, la formule donne nettement la prééminence à la Sagesse, car la Lumière éternelle provient d’elle ; cette dernière constitue une émanation de la première : la Lumière éternelle DE la Sagesse divine. La Lumière n’existe dans la Création que pour autant que la Sagesse reflète la Lumière de l’Un. La lumière perçue, même spirituelle, ne peut donc être qu’une extension, une réflexion de la Sagesse avec laquelle souvent d’ailleurs elle se confond.
Notes :
1 : Saint-Martin (Louis-Claude de), Traité des bénédictions in Œuvres posthumes, Tome II, Diffusion Martiniste (à paraître), Le Tremblay-Omonville : « Ce mot (…) vient originairement des mots hébraïques qui signifient parole du Fils, (…) de façon qu’en souhaitant des bénédictions à quelqu’un, c’est comme si on lui souhaitait que le Fils parlât sur lui : c’est-à-dire que le Verbe éternel même répandit sur lui ses vertus et ses puissances. »
2. La Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1998, p. 1147 : Sagesse 7, 26-27.
3. Se référer pour de plus amples développements à l’ouvrage, du même auteur, Le Martinisme expliqué par les nombres, op. cit., p. 34-42.
4. De même, pour un développement de ce concept, se référer à son ouvrage Les concepts majeurs du Martinisme, Diffusion Martiniste, 2022, p. 130.
5. Saint-Martin (Louis-Claude de), L’Homme de Désir, Diffusion Martiniste (à paraître), Le Tremblay-Omonville.