Par Christian Rebisse ♦
On peut dire qu’avec la mort de Papus, pendant la Première Guerre mondiale, l’Ordre Martiniste était en sommeil. Après l’armistice, d’une manière plus ou moins régulière, plusieurs de ses membres tentèrent de le faire revivre. C’est de ces organisations que descendent les diverses obédiences actuelles se réclamant du Martinisme.
Nous n’aborderons pas ici la philosophie martiniste, sauf quand elle est nécessaire pour comprendre les options prises par telle ou telle obédience, notre souci étant essentiellement d’exposer la manière dont sont nés ces groupes. La période de l’histoire qui marque leur genèse reste souvent confuse. Il faut dire que plusieurs historiens ont pris plaisir à brouiller les pistes. Pour ne pas compliquer les choses, nous ne parlerons pas ici des divers petits groupes marginaux actuels, qui, du reste, n’ont souvent de martinistes que le nom.
1 – Jean Bricaud
En 1919, l’Ordre Martiniste perd son unité, car plusieurs hommes se prétendent successeurs légitimes de Papus. Pour simplifier les choses, disons qu’après la guerre, deux hommes vont se présenter comme successeurs légitimes de Papus : d’un côté Jean Bricaud (1881-1934) à Lyon, et de l’autre Victor Blanchard (1878-1953) à Paris.
En 1919, Jean Bricaud revendique le titre de Grand Maître de l’Ordre Martiniste. Il ne se présente pas comme le continuateur direct de Papus, mais de Charles Détré (1855-1918), dit Teder. Il raconte que ce dernier avait succédé à Papus, et précise que Teder, qui vient de passer à l’Orient éternel, l’a désigné comme son successeur sur son lit de mort. Précisons qu’aucun témoin n’était présent au moment où Teder aurait désigné Jean Bricaud comme successeur…
Comme on l’a vu précédemment, si Teder avait effectivement occupé des responsabilités importantes à l’époque de Papus, il n’avait cependant pas été élu Grand-Maître. Il n’existe d’ailleurs aucun élément permettant de démontrer qu’il occupa cette fonction.
Jean Bricaud, employé du Crédit Lyonnais, dirigeait alors une branche de l’Église Gnostique à Lyon. Faute de place, nous n’évoquerons pas les péripéties de cette petite Église marginale, fondée par Jules Doisnel en 1889 à la suite d’une expérience spirite chez Lady Caithness. L’Église Gnostique, dans laquelle Jean Bricaud était évêque sous le nom de Mgr Jean II, était embryonnaire, et elle ne suffisait pas à cet homme dynamique et ambitieux.
Il avait cependant réussi à faire accepter son Église à certains Martinistes. Après la mort de Teder, il saisit l’occasion pour tenter de prendre la tête de l’Ordre Martiniste. Il se rend à Paris et présente à ses frères un document attestant de sa nomination à la tête de l’Ordre. Les Martinistes parisiens sont sceptiques et ils mettent en doute l’authenticité d’un document que Bricaud avait probablement composé lui-même. Rejeté par les Parisiens, il rentre à Lyon où il réussit cependant à rassembler un petit groupe de Martinistes sous son autorité.
2 – Le schisme lyonnais
Jean Bricaud maçonnise le Martinisme et en réserve l’accès aux Francs-Maçons titulaires du 18e grade, celui de Rose-Croix. Il réécrit alors totalement les rituels martinistes en leur ajoutant des éléments puisés dans les catéchismes Élus-Cohens que Papus avait publiés en appendice de son livre : Martinès de Pasqually (Chamuel, 1895). Par exemple, au premier grade, l’initié est désormais constitué « Associé de l’Ordre Martiniste et Apprenti Cohen, Maître Secret de la Suprême Maçonnerie initiatique et Illuminée ». Au premier abord, ses textes sont séduisants ; on y sent la démarche d’un homme qui tente de trouver des points de passage entre l’Ordre fondé par Papus et celui instauré par Martinès. Cependant, en y regardant d’un peu plus près, on s’aperçoit vite que ces rituels ne sont ni martinistes ni martinèsistes.
En fait, avec Jean Bricaud, on assiste à la naissance d’un Martinisme hybride qui mélange le Martinisme, les Élus-Cohens, l’Église Gnostique et la Franc-Maçonnerie de Memphis-Misraïm. On se demande dans ces conditions comment il pouvait prétendre poursuivre l’œuvre de l’Ordre Martiniste fondé par Papus et Augustin Chaboseau, puisqu’il l’avait totalement dénaturé ! Le mouvement de Jean Bricaud resta d’abord essentiellement lyonnais, mais il connaîtra par la suite une certaine extension grâce à la revue les Annales initiatiques, bulletin officiel de la Société Occultiste Internationale.
Jean Bricaud cherchera alors des appuis dans les quelques Ordres qui tentent de poursuivre le mouvement d’union initié par Papus avec le Congrès Spiritualiste de 1908. Il se liera parfois à des personnalités douteuses comme Théodor Reuss (O.T.O.) ou McBlain Thomson (American Masonic Federation in America). Après la mort de son fondateur, en 1934, le martinisme lyonnais passera sous la direction de Constant Chevillon, qui le dirigera jusqu’à sa mort tragique en 1944. Nous reviendrons sur sa succession un peu plus loin.
3 – Le temple d’Essénie
Avec la première Guerre Mondiale, de nombreux Martinistes français qui avaient créé des loges dans des pays étrangers étaient rentrés au pays. C’était notamment le cas d’Eugène Dupré et de Démétrius Platon Sémélas, qui avaient fondé le Temple d’Essénie au Caire, en 1911.
Cette loge martiniste avait obtenu une certaine indépendance et en particulier le droit de créer des loges sous sa responsabilité. C’est ainsi qu’à la suite d’un contact avec Harvey Spencer Lewis, Eugène Dupré avait donné à celui qui allait bientôt fonder l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix (A.M.O.R.C.) les chartes et les documents nécessaires à l’établissement d’une loge aux Etats-Unis (juillet 1913). Hélas, le début de la guerre empêcha que ce projet n’aboutisse complètement. Eugène Dupré est mobilisé et rentre en France pour servir dans la compagnie 20/28 du régiment du 1er Génie à Versailles. D. P. Sémélas, d’origine grecque, s’installe aussi en France et entre en relation avec Papus.
Devenus amis, il semble qu’en 1915 les deux hommes aient eu alors l’idée de remplacer le Cercle intérieur de l’Ordre Martiniste, l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix, alors maintenu en sommeil par F. Ch. Barlet, par celui de la Rose-Croix d’Orient. Papus chargea également D. P. Sémélas d’établir un protocole d’accord entre l’Ordre Martiniste et le Rite Ecossais Rectifié. En septembre 1916, D. P. Sémélas eut plusieurs entretiens avec Maxime Macaigne et Edouard de Ribaucourt, dans le but de créer une loge susceptible d’accueillir les membres des deux Ordres. La mort de Papus, dans les jours qui suivirent, empêchèrent l’aboutissement de ces projets.
4 – Les Amis de Claude de Saint-Martin
Après la guerre, D. P. Sémélas se consacre essentiellement à la rénovation de la Rose-Croix d’Orient à travers l’Ordre du Lys et de l’Aigle. Il continue cependant ses activités martinistes en compagnie de son adjoint Eugène Dupré en fondant le Groupe Indépendant d’Etudes Martinistes. Ils s’associent bientôt avec Victor Blanchard. Ce dernier, chef de service des archives à la Chambre des Députés, dirigeait la loge parisienne Melchissedec à l’époque de Papus. Depuis septembre 1911, elle était devenue Grande Loge de l’Ordre Martiniste. Victor Blanchard avait également occupé une place importante dans l’organisation du Congrès Spiritualiste de 1908 au côté de Papus.
Après la Première Guerre mondiale, une partie des Martinistes parisiens reconnaissaient en lui le nouveau Grand Maître de l’Ordre. En janvier 1919, un traité d’alliance entre l’Ordre du Lys et de l’Aigle et l’Ordre Martiniste de Victor Blanchard (qui ne s’appelle pas encore Synarchique) est scellé. L’instabilité de Victor Blanchard conduit cependant D. P. Sémélas et Eugène Dupré vers d’autres projets. En mai 1920, ils fondent l’association Les Amis de Louis-Claude de Saint-Martin également dénommée Ordre Martiniste en s’adjoignant d’anciens amis de Papus : Michelet, Chamuel, Béliard et Chaboseau. Cette association donna naissance au groupe Athanor, dirigé par Victor Émile Michelet, plus tard, il sera à l’origine de l’émergence de l’Ordre Martiniste Traditionnel (1931).
5 – Ordre Martiniste et Synarchique
Après s’être séparé de D. P. Sémélas, Victor Blanchard (1877-1953) fonde son propre groupe. Il crée en novembre 1920 l’Union Générale des Martinistes et des Synarchistes ou Ordre Martiniste Synarchique, (O.M.S.). Il ajoute au nom de l’Ordre le qualificatif de « synarchique » par déférence à Saint-Yves d’Alveydre qui fut le maître intellectuel de Papus. L’O.M.S. adopte les rituels martinistes écrits par D. P. Sémélas (agréés par Papus en mai 1912).
Comme Jean Bricaud, Victor Blanchard revendique la succession de Papus. L’un et l’autre se livrent alors à une guerre de communiqués en se présentant chacun comme seul légitime dans la revue Voile d’Isis. A titre d’exemple, dans le numéro de février du Voile d’Isis (1921), Victor Blanchard passe une annonce dans laquelle il rappelle que « l’Ordre Martiniste ancien et primitif, dénommé légalement Ordre Martiniste et Synarchique, a repris officiellement ses travaux le 3 janvier 1921, et que sa première tenue a été consacrée à l’inauguration solennelle et rituellique du Suprême Collège de Synthèse Initiatique d’Occident ».
Il précise que lors de cette réunion, il a donné lecture des chartes délivrées par Papus et Teder à lui-même, et qu’en conséquence les Martinistes doivent se rallier à lui avant le 1er mai prochain. Passé ce délai, toute autre formation martiniste sera déclarée illégale. En fait, beaucoup de Martinistes préfèrent ne pas prendre parti et choisissent de rester indépendants.
Ainsi en fut-il de membres aussi illustres qu’Augustin Chaboseau et de plusieurs survivants du Suprême Conseil, comme Victor-Émile Michelet. La position de celle qui partageait l’existence de Papus, Mme Robert-Papus, est significative : en décembre 21, elle dépose les statuts d’un Cercle Papus, une association destinée à perpétuer sa mémoire. Sous la direction de Victor Blanchard, l’Ordre Martiniste Synarchique a une activité très réduite. C’est essentiellement grâce à la création de la Fédération Universelle des Ordres et des Sociétes Initiatiques (F.U.D.O.S.I.) (1934) que l’Ordre prendra réellement son envol.
Cependant, dès la fin des années 1920, Victor Blanchard avait délaissé ses responsabilités pour prendre part aux activités des Polaires, un Ordre fondé par Zam Bhotiva (Cesare Accomani). Ce dernier, grâce à la méthode de « l’oracle de force astrale » se prétendait en relation avec un centre ésotérique rosicrucien de l’Himalaya. René Guénon participa lui aussi, pendant un temps, à l’aventure des Polaires.
6– Ordre Martiniste Traditionnel
En 1931, alors que le Martinisme reste divisé, les membres du groupe Athanor se décident à sortir de l’ombre. L’un de ses membres, Jean Chaboseau suggère à son père Augustin de réunir les survivants du Suprême Conseil de 1891 et de reprendre la situation en main en rétablissant l’Ordre Martiniste sur ses bases initiales. Les seuls survivants, en dehors d’Augustin Chaboseau, étaient Victor-Emile Michelet et Chamuel. Augustin Chaboseau, ne l’oublions pas, était le cofondateur du Martinisme de 1889. Victor-Emile Michelet avait été un membre important de l’Université Hermétique et le Maître de la loge Velleda.
Quant à Chamuel, il avait été l’organisateur matériel de l’Ordre ; c’est l’arrière-boutique de sa librairie qui avait abrité ses premières activités. Le 24 juillet 1931, les Martinistes, réunis autour d’Augustin Chaboseau, réveillent le Martinisme sous son aspect authentique et traditionnel. Pour le distinguer des nombreuses organisations pseudo-martinistes existantes alors, ils ajoutent au nom de l’Ordre Martiniste le qualificatif de Traditionnel. Comme l’indique Robert Ambelain, par cet acte, les survivants du Suprême Conseil de 1891 revendiquent « la pérennité de l’Ordre fondé par eux avec Papus » (Le Martinisme, 1946). L’Ordre Martiniste Traditionnel (O.M.T.) n’est donc pas un nouvel Ordre, mais la remise en activité de celui fondé par Papus et Chaboseau.
7 – Victor-Emile Michelet
On procède à l’élection du Grand Maître et, comme le veut la Tradition, c’est le membre le plus ancien qui est élu à cette charge : Augustin Chaboseau. Celui-ci, dès avril 1932, préfère laisser cette fonction à Victor-Émile Michelet (1861-1938). Écrivain remarquable, passionné d’ésotérisme et de poésie, il est l’auteur de poèmes, de contes, de pièces de théâtre et de textes sur l’ésotérisme. Ami avec les plus grands écrivains de son époque, il exerce d’importantes responsabilités dans le monde des lettres.
Il est Président de la Société de Poésie (1910) et de la Société Beaudelaire(1921), puis membre du Conseil de la Maison de la Poésie (1931) et bâtonnier de l’Académie des Poètes (1932). Bien qu’actif, l’Ordre reste relativement discret. Il tient ses réunions au siège du Grand Prieuré des Gaules du docteur Camille Savoire. L’Ordre se manifeste quelquefois à travers le groupe Tau, qui publie alors un bulletin d’études psychologiques et métapsychiques et organise des conférences au Palais de la Mutualité.
Pendant cette période, l’O.M.T. est proche de la revue Atlantis. Victor-Émile Michelet préside le Banquet Platonicien que donne la revue en 1931, et Octave Béliard celui de l’année suivante.
8 – Philippe Encausse
Parmi ceux qui se joignent à l’Ordre Martiniste Traditionnel, il convient de signaler la présence du propre fils de Papus, Philippe Encausse (1906-1984). Cependant, après avoir été membre du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste Traditionnel, il s’en écarte en février 1932 parce qu’il trouve incompatible avec le Martinisme la présence de Francs-Maçons dans l’Ordre ! A cette époque, ses préoccupations semblaient être ailleurs. Il écrit alors un livre qu’il consacre à la mémoire de son père : Papus, sa Vie, son Œuvre (éd. Pythagore, 1932).
Dans Le Voile d’Isis (décembre 1932), Jean Reyor le critiquera en disant : « Il semble qu’on ait systématiquement laissé de côté tout ce qui eût pu être vraiment intéressant dans la carrière si active de cet étonnant Papus… pas un mot sur la constitution et sur la vie de cet Ordre Martiniste dont Papus était l’animateur… ». La même année, Philippe Encausse, homme de cœur, fonde Les Amis de Papus, une association charitable.
9 – Le Martinisme et la F.U.D.O.S.I.
Grâce aux activités de Memphis-Misraïm, Jean Bricaud avait réussi à diffuser le Martinisme et à fédérer des loges sous sa direction. Cependant, son autorité ne faisait pas l’unanimité, notamment en Belgique. Ces problèmes seront à l’origine de la sécession du Martinisme belge. La mort de Jean Bricaud, au début de 1934, leur laisse la voie libre. Au printemps 1934, la revue Adonhiram, organe officiel de l’Ordre Oriental du Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm belge, annonce la création de deux loges martinistes : Tiphereth à Strasbourg et Uriel à Bruxelles.
Les occultistes belges sont cependant en quête de reconnaissance et tentent de chercher des alliances. Ils se retournent alors vers Victor Blanchard et son Ordre Martiniste Synarchique. La réunion est officialisée lors du premier convent de la F.U.D.O.S.I. (Fédération Universelle des Ordres et Sociétés Initiatiques) à Bruxelles, en août 1934. Cette situation offre à Victor Blanchard une opportunité unique pour reconstituer l’unité mondiale du Martinisme. Pourtant, beaucoup de Martinistes sont absents, en particulier l’Ordre Martiniste Traditionnel qui n’a pas souhaité participer à cette manifestation. Victor Blanchard en profite pour se faire reconnaître comme Souverain Grand Maître par les Martinistes présents et Georges Lagrèze devient son Substitut. C’est lors de l’une des premières réunions de la F.U.D.O.S.I. que Victor Blanchard autorise Harvey Spencer Lewis à créer des loges de l’Ordre Martiniste Synarchique aux Etats-Unis.
Hélas, Victor Blanchard ne se montre pas à la hauteur. En fait, les activités de l’Ordre Martiniste Synarchique se limitent à la transmission des initiations aux divers degrés, et l’Ordre n’a pas d’existence réelle. Depuis 1933, Victor Blanchard est à la tête de la Fraternité Polaire dont la loge est installée à son domicile. Il ne crée pas de loge martiniste à Paris, et c’est dans le temple des Polaires qu’il donne ses initiations. Déçu, Georges Lagrèze menace de faire sécession et en 1939, lassé, il prend la tête d’une délégation qui va rencontrer Augustin Chaboseau, lequel dirige l’O.M.T. depuis la mort de Victor-Émile Michelet.
Un accord est rapidement trouvé, et en juillet 1939, l’Ordre Martiniste Traditionnel prend la tête du Martinisme à la F.U.D.O.S.I. Il sort alors de la confidentialité pour atteindre une dimension internationale. Grâce à L’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix, le Martinisme commence à se développer aux Etats-Unis. C’est Ralph M. Lewis qui se charge de son installation, ayant succédé à H. Spencer Lewis, décédé depuis peu. Le Suprême Conseil International de l’Ordre Martiniste Traditionnel confirme alors sa nomination comme Grand Maître Régional pour les Etats-Unis d’Amérique et membre du Suprême Conseil International.
10 – La Guerre 1939 – 1945
Les Martinistes européens allaient connaître une nouvelle épreuve, la seconde guerre mondiale. Cette dernière allait avoir de lourdes conséquences, puisque de nombreux Martinistes allaient perdre la vie sur les champs de bataille ou dans les camps de concentration. Peu de temps après le début des hostilités, le 14 août 1940, le Journal Officiel publie un décret du gouvernement de Vichy interdisant en France toutes les organisations secrètes. La plupart des responsables de ces organisations sont alors arrêtés.
L’Ordre Martiniste Traditionnel entre officiellement en sommeil en France, mais deux de ses loges, Athanor et Brocéliande, restent secrètement actives. Augustin Chaboseau et Victor Blanchard subiront des perquisitions et des interrogatoires. Georges Lagrèze est obligé de se cacher en Normandie puis à Angers. Malgré les perquisitions incessantes à son domicile, ce dernier reste cependant en relation avec Ralph M. Lewis par l’intermédiaire de Jeanne Guesdon, Grand Secrétaire de la juridiction francophone de l’A.M.O.R.C., également Grand Secrétaire de l’O.M.T. en remplacement de Jean Chaboseau qui est alors mobilisé.
11 – La résurgence des Élus-cohens
Dans le plus grand secret, on procède malgré tout à quelques initiations. C’est ainsi qu’en 1942, Robert Ambelain est reçu dans l’O.M.T. : d’abord au premier degré, par Georges Lagrèze assisté d’Henry Meslin et de Jean Chaboseau, ensuite aux deux suivants par Henry Meslin. Georges Lagrèze prend par la suite quelques libertés. Poussé par Robert Ambelain, alors que ni l’un ni l’autre n’ont été initiés dans l’Ordre des Élus-Cohens (mis en sommeil en 1780), ils tentent en septembre 1942 une résurgence de cet Ordre.
Lorsque Jean Chaboseau l’apprend, il est très contrarié, d’autant qu’il reproche à Georges Lagrèze d’avoir conféré à Robert Ambelain des hauts grades (du 4e au 33e et les 55e, 66e, 90e et 95e de Memphis-Misraïm), alors que ce dernier avait été incapable de prouver qu’il était titulaire du grade de Maître. Jean Chaboseau jugeait la chose d’autant plus grave que Robert Ambelain profita de l’occasion pour transformer des « profanes en Maîtres Ecossais d’un coup de maillet ».
Il explique en détail cette aventure dans une lettre adressée à Jean-Henri Probst-Biraben, le 21 janvier 1947. Il portera l’affaire devant les autorités maçonniques : Camille Savoire et Dumesnil de Grammont. Ces problèmes seront à l’origine d’un conflit entre Jean Chaboseau et Robert Ambelain à l’issue duquel ce dernier sera exclu de l’O.M.T.
12 – L’après-guerre pour le Martinisme
A la fin de la Guerre, en juin 1945, Augustin Chaboseau organise une réunion pour étudier l’opportunité de la reprise des activités de l’Ordre Martiniste Traditionnel. Une partie des membres s’interroge sur l’utilité d’une structure obédientielle, mais Georges Lagrèze réussit à faire basculer l’opinion, et Augustin Chaboseau décide de réveiller l’obédience. Ceux qui ne souhaitent pas cette reprise se groupent autour de Robert Amadou, Paul Laugénie et Edouard Gesta, qui en septembre, fondent l’Association des Amis de Saint-Martin dans le but d’étudier les œuvres du Philosophe Inconnu.
Le Martinisme reprend ses activités en France et à l’étranger, Ralph M. Lewis est maintenu par Augustin Chaboseau comme Membre du Suprême Conseil International et Grand Maître Régional pour les Etats-Unis d’Amérique. Le calme est pourtant de courte durée, car Augustin Chaboseau meurt quelques mois plus tard, le 2 janvier 1946. Quelques jours après sa disparition, on procède alors à une élection, et conformément aux souhaits exprimés par Augustin Chaboseau, Jean Chaboseau est élu Grand Maître.
Jules Boucher, Grand secrétaire de l’Ordre, estime que ce dernier est trop jeune et ne possède pas un tempérament apte à remplir cette fonction. De plus, il soupçonne Jeanne Canudo, que Jean Chaboseau veut nommer dans son Suprême Conseil, d’appartenir secrètement au mouvement Synarchique d’Empire. Il préfère donc se retirer. Octave Béliard, qui a pourtant beaucoup d’affection pour Jean Chaboseau, pense également que son tempérament d’artiste n’est guère adapté à cette fonction. L’avenir montrera qu’ils avaient raison, car malgré sa bonne volonté, Jean accumule les échecs.
Le leader belge de la F.U.D.O.S.I., Jean Mallinger, en butte avec les Théosophes belges, qu’il soupçonne de vouloir déstabiliser la Fédération, comprend mal les relations privilégiées entretenues par Jean Chaboseau avec les dirigeants de la Société Théosophique. Les Martinistes belges refusent donc de reconnaître le nouveau Grand Maître et font une nouvelle fois sécession en créant l’Ordre Martiniste Universel (O.M.U.) dont René Rosart prend la direction. Ralph M. Lewis ne les approuve pas et préfère rester fidèle à ses engagements envers Jean Chaboseau. L’O.M.U. restera quasi inactif et après la mort de Renée Rosart, son successeur, le docteur E. Bertholet, le laissera s’éteindre. (Contrairement à ce qui est affirmé parfois, il ne succéda pas à Victor Blanchard à la tête de l’Ordre Martiniste Synarchique).
13 – La mise en péril
Jean Chaboseau sent que l’Ordre lui échappe. Il se produit alors un élément qui l’entraîne à prendre une grave décision. En décembre 1946, Octave Béliard publie un article dans les Cahiers de l’Homme-Esprit, où il exprime ses doutes sur la régularité de la filiation reçue par les fondateurs de l’Ordre Martiniste. Jean Chaboseau en est affecté, d’autant qu’il sait que Robert Ambelain prépare un ouvrage sur ce thème (Le Martinisme contemporain et ses véritables origines, mars 1948).
Déstabilisé et attaqué de toutes parts, il préfère mettre l’Ordre en sommeil en septembre 1947. Cependant, cette décision est contesté par la F.U.D.O.S.I. car, selon les statuts de l’Ordre, le Grand Maître ne peut pas prendre cette décision sans l’avoir préalablement soumise au vote du Suprême Conseil. Victor Blanchard, qui s’était réconcilié avec la F.U.D.O.S.I., incite lui aussi les Martinistes à ne pas accepter la mise en sommeil demandée par Jean Chaboseau. C’est pour ces raisons que l’O.M.T. restera actif aux Etats-Unis au sein de l’A.M.O.R.C.
14 – L’Ordre Martiniste Rectifié
Boucher revient à la charge. Il est persuadé qu’il est nécessaire de retourner à un Martinisme plus sobre, ne comportant qu’un seul grade, comme pendant la période qui précéda la création de l’Ordre par Papus. Il s’en explique dans un article « Du Martinisme et des Ordres Martinistes » (Le Symbolisme sept. 1950). L’année même où il publie son célèbre ouvrage La Symbolique Maçonnique, en 1948, il crée alors l’Ordre Martiniste Rectifié, un mouvement qu’il veut centrer essentiellement autour de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin. Cependant, de graves problèmes de santé réduiront son projet à néant, avant même qu’il trouve un début de réalisation. Jules Boucher meurt en 1955 à la suite d’une crise cardiaque.
15 – L’Ordre Martiniste de Philippe Encausse
Deux ans après le retrait de Jean Chaboseau, Philippe Encausse publie Sciences occultes, ou 25 années d’occultisme (1949). Il ne semble pas partager totalement l’avis de Jean Chaboseau et invite les disciples de Papus et d’Augustin Chaboseau à refaire une « chaîne d’union ». Robert Ambelain, qui tente de maintenir l’Ordre des Élus-Cohens depuis la mort de Georges Lagrèze le 27 avril 1946, répond à l’appel lancé par Philippe Encausse et réussit à le convaincre de relancer le Martinisme. Robert Ambelain initie alors quelques membres et l’Ordre Martiniste est ainsi relancé en 1952.
Il servira de vivier à l’Ordre des Élus-Cohens qui devient bientôt le Cercle intérieur de l’Ordre. Philippe Encausse devient le Grand Maître de l’Ordre Martiniste, tandis que Robert Ambelain est celui du Cercle intérieur. Le fait d’avoir à sa tête le propre fils de Papus va apporter une sorte de garantie d’authenticité implicite. Après avoir demandé l’autorisation à Jean Chaboseau, l’Ordre Martiniste relance la revue l’Initiation. Ce dernier participe pendant quelque temps à cette revue en utilisant le pseudonyme de Jean de la Chabossière.
Pendant ce temps, le Martinisme lyonnais, créé par Jean Bricaud en 1919, poursuivait son chemin. En 1934, Constant Chevillon (1880-1944) lui avait succédé pour une courte durée, car il fut assassiné le 22 mars 1944 par la Milice. Le Martinisme lyonnais connaît alors plusieurs successeurs : d’abord Henry-Charles Dupont (1877-1960), qui démissionne fin 1945. Il est remplacé par Pierre Debeauvais (1885-1974), cependant quelque temps plus tard Henry-Charles Dupont veut reprendre son titre. Au bout de quelque mois les membres de l’Ordre finissent par se ranger du côté de Henry-Charles Dupont. Il semble qu’à cette époque, le Martinisme lyonnais n’a plus l’activité qu’il avait connu avec Jean-Bricaud. Du reste, son Grand Maître vivait en Normandie, à Coutances.
16 – L’union des Ordres Martinistes
En octobre 1958, Robert Ambelain et Philippe Encausse prennent contact avec Henry-Charles Dupont pour l’inviter à se joindre à un groupe destiné à rassembler les divers courants martinistes : l’Union des Ordres Martinistes. Henry-Charles Dupont accepte ce projet qui rassemble l’Ordre Martiniste de Philippe Encausse et l’Ordre Martiniste des Elus-Cohens de Robert Ambelain. Henry-Charles Dupont s’associe à eux, et comme son groupe a conservé le caractère « Élus-Cohen » que Bricaud lui avait donné, il prend alors le nom d’Ordre Martiniste-Martinéziste. Henry-Charles Dupont est âgé, et les responsables de l’Union lui conseillent de confier sa succession à Philippe Encausse. Ce sera chose faite le 13 Août 1960, soit deux mois avant sa mort.
Quelques mois plus tard, en juin 1959, Ivan Mosca (Ermete), Souverain Grand Délégué Général de l’Ordre Martiniste des Élus-Cohens, se rend à San Jose, aux États-Unis pour rencontrer Ralph M. Lewis, Grand Maître de l’Ordre Martiniste Traditionnel. Ce dernier connaît bien les problèmes posés autrefois par ceux qui veulent maintenant instaurer l’Union des Ordres Martinistes. On comprend donc qu’il préfère ne pas mêler l’O.M.T. à ce groupe.
A cette époque, l’Ordre Martiniste Traditionnel, après être resté relativement confidentiel sous le parrainage de l’A.M.O.R.C., commence à étendre ses activités. De toute manière, l’Union des Ordres Martinistes n’aura bientôt plus de raison d’exister, car les groupes de Philippe Encausse et de Robert Ambelain vont se fondre en un seul Ordre, le premier constituant le Cercle extérieur et le second le Cercle intérieur. Ce mariage se terminera cependant par un divorce. En 1967, Robert Ambelain démissionne au profit d’Ivan Mosca, qui redonne à l’Ordre des Élus-Cohens son indépendance. Inquiet de la légitimité de la résurgence de l’Ordre pendant la Guerre 1919-1945, il préfère le mettre en sommeil dès l’année suivante.
17 – L’Ordre Martiniste Initiatique
A l’époque où les étudiants parisiens se révoltent, en juin 1968, soit un an après sa démission, Robert Ambelain jette un « pavé dans la mare » en lançant un nouveau mouvement : l’Ordre Martiniste Initiatique. Il expédie alors à toutes les obédiences martinistes un document de sept pages intitulé : « Ordre Martiniste Initiatique, origine, principe, et modalité de la rectification de 1968 ». Pour résumer ce texte, on peut dire qu’il dénonce comme nulles et sans valeur toutes les organisations martinistes, celles auxquelles il a appartenu et les autres, car il estime qu’elles ne possèdent pas de filiation initiatique réelle. Cependant, il précise qu’il a découvert que Louis-Claude de Saint-Martin avait fondé entre 1778 et 1782 un Ordre secret, le Régime Rectifié, que le prince Galitzine aurait développé en Russie. Le Régime Rectifié de Saint-Martin aurait survécu à travers quelques initiés…
Prétendant être lui-même détenteur de cette filiation, Robert Ambelain se propose de « régulariser » tous les Martinistes issus de l’Ordre jadis fondé par Papus et Chaboseau, qu’il considère désormais comme des « profanes ». En fait, la filiation russe revendiquée par Robert Ambelain relève du romantisme, pour ne pas dire du roman. Robert Amadou lui-même la considère comme inexistante. Robert Ambelain finira par se retirer de cet Ordre, pour se lancer dans d’autres aventures. Déstabilisé, l’Ordre Martiniste de Philippe Encausse n’en continua pas moins d’exister. Depuis 1979, Emilio Lorenzo en assure la direction, et avec sa revue l’Initiation, l’Ordre contribue depuis de longues années à faire connaître le Martinisme.
18 – L’Ordre Martiniste Traditionnel
L’Ordre Martiniste Traditionnel n’avait subi aucun dommage aux Etats-Unis et travaillait modestement, attendant que les choses s’apaisent en Europe. Ralph M. Lewis avait conservé son titre de Grand Maître Régional. Parrainé par l’A.M.O.R.C., l’O.M.T. commence à se développer en France au début des années 1960. A partir de 1965, il connaît une activité très importante et ouvre des Heptades dans de nombreuses villes. Trois ans plus tard, il compte déjà plus de vingt Heptades en France. Le nombre de ses membres ne cessera d’augmenter pour en faire finalement le mouvement martiniste le plus important.
Lors d’un Convent à Toulouse, ce furent 1000 membres qui assistèrent à un rituel dirigé par Christian Bernard, Souverain Grand Maître de l’Ordre. Depuis 1993, la juridiction francophone de l’O.M.T. a pour Grand Maître, Serge Toussaint, et comporte environ 6000 membres.