Par Michel Armengaud ♦
Extrait de la revue Pantacle 2008.
Dans son ouvrage intitulé Sédir, levez-vous, Robert Amadou nous présente la théosophie de Louis-Claude de Saint Martin. Il en vient à faire cette observation : « Saint Jean, saint Paul, l’Apocalypse sont, par coïncidence ou par influence, les sources de la théosophie saint-martinienne. En y retournant, nous comprendrons mieux le Martinisme, en esprit et en vérité … »
C’est cette démarche que nous allons suivre.
Parmi les nombreux titres que Louis-Claude de Saint-Martin donne au Christ, celui qui revient très souvent est « Réparateur ». Pour Martinès de Pasqually, le Christ était aussi le Réconciliateur
puisque dans le Traité sur la réintégration des Êtres, il écrit :
Le Christ, me direz-vous, n’est-il pas venu pour réconcilier les vivants et les morts avec le Créateur ? Dieu le fils, par sa passion et l’effusion de son sang, n’a-t-il pas ouvert les portes du royaume des cieux à tous ceux qui étaient morts en privation divine ?
Le Christ est en effet l’intermédiaire cosmique indispensable au processus de régénération. C’est la raison pour laquelle la Tradition martiniste parle de lui comme du « Réconciliateur ».
Nous allons voir en quoi les écrits de saint Paul peuvent nous éclairer sur ce titre de « Réconciliateur » donné au Christ, et en quoi consiste cette Réconciliation.
Le sens du mot
Le mot « réconciliation » signifie « remise en accord ou remise en harmonie », par exemple pour des personnes brouillées. Ce qui suppose qu’il y ait eu un accord préalable, puis une rupture nécessitant une réconciliation. Nous pensons spontanément à l’état paradisiaque du jardin d’Éden, puis à la chute de l’Homme qui a nécessité la Réconciliation en Jésus-Christ. Qui se réconcilie, et avec qui ? ou encore, qui est réconcilié ? Comment et quand se produit la Réconciliation ? Quels sont les effets de la Réconciliation ?
Emploi du mot dans la Bible
Ce mot n’est pas du tout employé dans la version hébraïque de l’Ancien Testament, par contre, il est utilisé une douzaine de fois dans la Septante, version grecque de l’Ancien Testament. Dans le Nouveau Testament, Paul est le seul à l’employer, si l’on excepte l’unique emploi de Matthieu (5, 24).
La première fois que Paul emploie ce mot, c’est dans sa seconde épître aux Corinthiens. Pour eux, la réconciliation correspond à un souvenir historique précis. Lors de la reconstruction de la ville, César avait proclamé une réconciliation accueillant, de la Grèce et de tout l’Empire, des gens au passé compromis qui bénéficiaient d’une amnistie.
« Tout vient de Dieu qui nous a réconciliés avec Lui … »
(2 Co 5, 18) Dans la conception paulinienne, il s’agit de la Réconciliation des hommes avec Dieu, par Dieu. C’est le péché de l’homme qui avait créé l’obstacle entre lui et Dieu.
Nous sommes alors confrontés à un dilemme : est-ce Dieu qui produit un changement dans les dispositions des hommes à son égard ? Mais dans ce cas, quelle place reste-t-il pour le libre arbitre de l’homme ? Est-ce en Dieu que le changement se produit ? Dieu abandonne-t-il ses griefs contre l’humanité ? Mais Dieu qui est amour, peut-il se brouiller avec les hommes ? Nous pouvons
écarter ce dilemme, si nous estimons que toute réconciliation est nécessairement bilatérale : il faut que Dieu et l’homme changent à la fois leur attitude l’un vis-à-vis de l’autre.
Mais dans toutes ces approches, nous avons mal posé la question. En effet, nous sommes partis d’une définition a priori de la réconciliation. Or chez saint Paul, ce mot prend une autre signification. Il s’agirait de l’établissement de relations nouvelles entre Dieu et les hommes. Dieu ne change pas. Les hommes ne changent pas. C’est la relation entre les deux qui change. Une image nous éclairera sur ce mystère : au moment où le voile du temple de Jérusalem se déchire, le Debir (Saint des Saints) ne change pas, le Hékal (Saint) ne change pas, mais entre les deux, la séparation disparaît.
Voici ce que nous dit Louis-Claude de Saint-Martin dans Le Nouvel Homme :
Le voile de ton temple se déchirera en deux depuis le haut jusqu’en bas, parce que ce voile est l’image de l’iniquité qui sépare ton âme de la lumière où tu as pris ton origine ; et comme en se divisant en deux parts il laisse à tes yeux un accès libre à cette lumière qui t’était inaccessible auparavant, c’est assez clairement t’indiquer que c’était la réunion de ces deux parts qui avait formé ta prison, et qui te retenait dans les ténèbres ; nouvelle image de cette iniquité que le réparateur n’a pas craint de traverser en paraissant sur le Calvaire au milieu de deux voleurs, afin de te donner la force et les moyens de briser en toi à ton tour cette iniquité.
« Dieu nous a réconciliés avec Lui, par la mort du Christ »
(Rm 5, 10) C’est par l’intermédiaire du Christ que la Réconciliation s’est faite. Le Christ est mort pour tous, et par cette mort c’est l’amour du Christ qui nous étreint. En précisant qu’un seul est mort pour tous (2 Co 5, 14), Paul exprime toute la dimension exceptionnelle du Christ. Lorsqu’il ajoute que par cette mort, tous sont morts, nous devons nous interroger sur le sens qu’il donne au mot « mort ». L’épître aux Romains nous éclaire en précisant que nous sommes morts au péché (Rm 6, 2) et vivants pour Dieu en Jésus-Christ (6, 11).
« Celui qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait devenir péché »
(2 Co 5, 21) Ceci ne signifie pas que Jésus a manifesté le péché, mais qu’il a endossé tout le poids de tous les péchés de l’humanité. Nous pouvons penser au bouc émissaire des Hébreux : deux boucs étaient prévus pour l’ancien rite, le premier était offert en sacrifice d’expiation à Dieu et le second était chargé des péchés accumulés par la communauté pendant l’année écoulée. Pour cette fête de l’Expiation, c’était le grand prêtre qui chargeait le bouc de tous les péchés des fils d’Israël ; mais ici, c’est Dieu qui identifie Jésus au péché, et si le bouc émissaire était envoyé à Azazel dans le désert, Jésus, lui, a expié le Péché du monde par le sacrifice de sa vie. En réconciliant l’humanité avec Dieu, il a établi la paix par le sang de sa croix (Col 1, 20).
« La Réconciliation a été opérée au temps fixé »
(Rm 5, 6) Dans sa lettre aux Romains, Paul précise que le « Christ est mort pour des impies, au temps fixé ». L’expression grecque traduite par « au temps fixé » peut aussi se traduire par « au temps marqué » ou encore « au bon moment » ; mais tous ces sens se complètent, car le temps fixé par Dieu est nécessairement le bon moment. Nous observons l’empreinte de la culture juive de Paul sur sa pensée. En effet, dans l’Ancien Testament, Dieu est le maître de l’Histoire. La mort du Christ sur la croix s’inscrit donc dans le plan divin.
« Si nous sommes en Christ, nous sommes une nouvelle créature »
(2 Co 5, 17a) Paul introduit ici la condition nécessaire pour être une nouvelle créature : être en Christ. Ce qui rejoint la pensée que Louis-Claude de Saint-Martin exprimait dans une lettre qu’il adressa à Kirchberger, Baron de Liebistorf le 19 juin 1797 :
[…] la seule initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon âme, est celle par où nous pouvons entrer dans le coeur de Dieu, et faire entrer le coeur de Dieu en nous, pour y faire un mariage indissoluble, qui nous rend l’ami, le frère et l’épouse de notre divin Réparateur […][…]