Par Guy Eyhérabide ♦
Extrait de la revue Pantacle 2008.
« Nous partirons d’un postulat commun à toutes les formes d’ésotérisme : il y a deux faces du Réel, l’une cachée, l’autre apparente ; une face intérieure, invisible et ésotérique, et l’autre extérieure, visible et exotérique. À cela, il faut tout de suite ajouter que l’apparent, le visible et l’exotérique, procède du caché, de l’invisible et de l’ésotérique. L’intérieur donne énergie et forme à l’être extérieur. En un mot, l’intériorité de l’Être n’a pas besoin de l’extériorité pour exister mais en a besoin pour se manifester sur le plan formel. Le Réel est donc double et Dieu, l’Homme et l’Univers manifestent cette dualité : il y a un Dieu caché et un Dieu révélé, un homme intérieur et un homme extérieur, et un univers à plusieurs niveaux, un niveau profond et voilé, l’autre apparent.
Ainsi, pour l’esprit humain, le monde extérieur est-il le reflet de notre monde intérieur. Le monde est tel que nous le concevons, et si nous voulons changer le monde, il faut d’abord changer la conception que nous en avons. Tout ceci est bien résumé par la maxime « nous contemplons ce que nous sommes ». À titre d’exemple, l’homo economicus de nos sociétés matérialistes ne voit dans la nature que des ressources à exploiter et non de la beauté à contempler. Pour l’homme traditionnel, la nature est un cosmos ordonné selon une structure verticale (il y a un haut et un bas), et une structure horizontale à la fois temporelle (passé, présent, futur) et spatiale (les 4 points cardinaux). Le temple en est un parfait symbole. Quant à l’homme, microcosme de ce macrocosme, il en est l’image réduite, un condensé. Mais il a quelque chose en plus, la conscience de soi, qui lui permet de faire l’expérience de son être et de se connaître lui-même. Il est le miroir privilégié, le regard par lequel Dieu peut contempler le monde, ainsi que le disait Maître Eckhart « Dieu regarde le monde à travers notre regard ». Le mystique sait donc pourquoi il est ici-bas. Son parcours est orienté à l’image de l’initié qui chemine dans le temple de l’Occident vers l’Orient, source de toute lumière. Sa vie est un chemin initiatique à l’horizon duquel se profile la réintégration dans l’unité divine.
Ainsi se dessine l’histoire de l’âme humaine dans sa chute et son ascension à travers les trois mondes manifestés : le monde de l’Esprit ou monde des Archétypes, le monde de l’Âme ou monde du mouvement et du devenir, et le monde des formes matérielles. C’est la descente de l’unité dans le multiple, le retour du multiple vers l’unité, et au-delà de l’être, l’Un indicible, l’Absolu, source et fin de toutes choses. Nous allons donc suivre le cheminement d’une âme, son éloignement du Principe et son retour, en ne perdant pas de vue le but de celui-ci : la connaissance de soi en tant qu’âme émanée à la ressemblance de Dieu. Nous avons quitté notre pays natal, avons oublié jusqu’à sa géographie, et nous ne retrouverons la paix que dans le retour en ce monde spirituel, origine et fin de notre odyssée.
En préambule à ce voyage, il est bon de nous attarder quelque peu sur le fait suivant. En tant qu’être humain, nous sommes un tissu d’histoires imbriquées, entrelacées. Il y a d’abord l’histoire de notre corps, aboutissement d’un long processus évolutif qui, des êtres unicellulaires à notre corps, a généré des organismes de plus en plus complexes, écheveau de forces, d’échanges d’énergies qui, par le jeu du métabolisme, parviennent à préserver leur unité, leur individualité. Ce temple est lié aux forces de la vie et régi par ses lois, alliance d’éléments existant depuis le début des temps se combinant en des formes elles-mêmes temporelles et périssables.
Nous sommes aussi un être individuel, un ego qui a sa propre histoire. Comme le corps, il est circonscrit entre les deux dates de notre naissance et de notre mort. Comme lui, il est éphémère et mortel même si certaines de ses expériences les plus profondes restent gravées dans la mémoire de notre subconscient.
Nous sommes enfin une âme qui, elle aussi, a sa propre histoire mais qui se situe dans une autre temporalité. Dans ses allers-retours entre le monde matériel et le monde spirituel, elle se révèle peu à peu à elle-même se servant des expériences qu’elle a pu faire dans sa vie terrestre.
De ces trois temporalités, c’est bien sûr, cette dernière qui nous importe ici, même si les deux autres interfèrent dans le développement spirituel de l’être humain. Cette histoire de l’âme est paradoxale, en ce sens qu’elle est à la fois universelle et singulière. Universelle en effet, car tout homme connaît ce processus de descente et de remontée. « Tous les mystiques parlent le même langage parce qu’ils viennent tous du même pays » dit Saint- Martin. « Les hommes passent mais les états sont à jamais permanents » ajoute William Blake. Mais cette histoire de l’âme reste singulière car chacun la vit dans l’intimité de sa conscience et nul ne peut effectuer le voyage à notre place.
Il est temps maintenant de partir et d’accompagner l’âme dans son périple. Beaucoup de contes narrent l’histoire d’un personnage qui quitte son pays natal pour découvrir le vaste monde. Il affronte alors nombre d’épreuves pour retrouver, riche de cette expérience, son lieu d’origine et la paix intérieure. C’est bien là, en raccourci, l’histoire de l’âme descendue dans le monde terrestre. Dans un premier temps, elle s’en va, elle s’éloigne, elle s’exile. Il s’agit, comme pour l’adolescent, de quitter le cocon originel et d’acquérir son autonomie. Dans l’état de fusion, on ne se connaît pas soi-même. Il faut se séparer pour conquérir la connaissance de soi. Cette séparation nécessaire a été illustrée de maintes manières et a pris de nombreuses formes. Plusieurs mots se référant à des états de conscience essaient de la cerner : oubli, sommeil, ignorance, perte, exil, blessure, déchirure. Ils traduisent dans leur diversité un plus ou moins grand état de souffrance suscité par le manque ou la perte. Blessure et déchirure impliquent violence et douleur alors qu’oubli et sommeil évoquent un état d’inconscience qui les ignore. Chacun s’appropriera l’un de ces mots en fonction des résonances qu’il reconnaîtra en lui.
Dans un très beau livre Divine blessure, Jacqueline Kelenn écrit : « La blessure n’est ni la souffrance, ni le mal, elle est au contraire le rappel que notre nature véritable n’est ni limitée, ni souffrante. Elle donne accès à une autre perception, elle est une aspiration à un infini que ne peut combler aucun bien de ce monde ». Et elle ajoute plus loin : « Qui a le goût de l’absolu se sent appelé à la perfection et ne peut plus transiger, et devient lui-même pour les autres une blessure, non parce qu’elle fait mal mais parce qu’elle ravive la nostalgie de l’être, qu’elle rappelle un manque essentiel ». L’état de sommeil ou d’amnésie est souvent évoqué dans les contes. L’être ne se souvient plus qu’il vient d’ailleurs, et il faut un déclic, un appel pour que le réveil survienne, que le souvenir surgisse à la conscience. La nostalgie est toujours là au cœur de la conscience humaine mais l’homme a du mal à la déchiffrer, à lui attribuer sa véritable origine. Aussi, très souvent se fourvoie-t-il en des chemins perdus. Nous sommes à la source de ce qu’est le désir. L’homme est fondamentalement un être de désir. Mais à quoi va s’attacher ce désir ? Il lui faudra apprendre à spiritualiser son désir s’il veut apaiser cette souffrance ou cette mélancolie.
Spiritualiser son désir, orienter sa vie, lui donner un sens. Mais comment trouver son Orient ? Par une conversion de son regard et de son cœur. Alors pourra commencer le chemin du retour. Ce chemin, disions-nous en titre, nous conduit de l’exil à l’exode. L’exil est un état statique. L’exilé ne se mettra en route que lorsque naîtra en lui le désir du retour. Akbar le juste a fait graver sur le porche d’une ancienne ville, au sud de Delhi, ces paroles attribuées à Jésus : « Le monde est un pont, passe dessus, mais n’y établis pas ta demeure ».
Prendre conscience de notre condition de pèlerin, peut-être est-ce là le premier déclic, le premier pas nécessaire pour que naisse ce désir. Louis-Claude de Saint-Martin dans le Tableau des rapports entre Dieu, l’homme et l’univers, parlant des livres des hébreux, nous invite à méditer sur la pérégrination du peuple hébreu, de l’Égypte à la Terre promise, comme emblématique de la condition humaine en général. L’Égypte, c’est notre monde sensible, où nous sommes en exil. Le passage de la Mer rouge symbolise la prise de conscience de la dimension transcendante de notre être. La traversée du désert, c’est la purification nécessaire, la longue marche de l’initié et les épreuves qu’elle comporte, et l’ascension céleste à travers les sept sphères de la Création. La Terre promise, c’est la promesse de la réintégration des êtres dans l’Unité divine.
L’ascension céleste dont nous parle le Martinisme est bien cette échelle de Jacob reliant la terre et le ciel. Les sept planètes nous révèlent sept plans de l’être, mais aussi sept modalités de notre être intérieur qu’il nous faut développer et harmoniser. Le chemin du retour est bien une ascension, une verticalisation de nous-mêmes. C’est pourquoi l’image de la montagne à escalader revient si souvent dans le symbolisme ascensionnel. L’image de l’oiseau y est aussi associée ainsi que celle de l’arbre. Tous sont des liens, des ponts entre les mondes. Jacob Boehme écrit à propos de l’arbre :
Retenez bien […] ce que j’ai voulu dire par cette image. Le champ représente la nature, le tronc d’arbre les étoiles, les branches les éléments ; les fruits qui poussent sur cet arbre, ce sont les hommes, la sève à l’intérieur de l’arbre signifie la pure divinité. Or, les hommes ont été créés à partir de la nature, des étoiles, des éléments. Mais Dieu le Créateur règne à l’intérieur de tous, comme la sève dans l’arbre tout entier.
Nous nous séparerons en invoquant une dernière fois Jacob Boehme. Il a écrit : « Le mystique est un homme en qui l’Esprit a fait une brèche ». Seule cette brèche peut nous réveiller du sommeil de l’inconscience. Et cette brèche est souvent blessure en ce sens qu’elle ravive en nous la nostalgie de l’Unité. Nous avons tous quitté notre pays natal et nous aspirons tous à y retourner. Cette aspiration nous incline à chercher partout la voie, le guide qui pourrait nous permettre ce retour.
Ce guide, nous le cherchons trop souvent à l’extérieur de nous-mêmes, alors qu’il nous attend, tapi à l’intérieur de notre être, prêt à se manifester au premier signe de notre part. Le pèlerinage intérieur commence lorsque nous reconnaissons ce guide invisible comme la partie la plus haute de nous-mêmes et acceptons de suivre son chemin. Cette fine pointe de l’âme que nous pouvons appeler notre ange, c’est notre perfection en devenir. Et il est bien vrai de dire que l’homme est bien moins un ange déchu qu’un ange en devenir. »