Par Érik Pigani ♦
Leonardo, nom devenu magique d’un personnage quasi mythique rebaptisé Léonard de Vinci parce qu’il fut l’hôte de François 1er en 1517 et s’est installé au Clos-Lucé d’Amboise jusqu’en 1519, année de sa mort. Mais qu’on l’appelle Léonard ou Leonardo, de Vinci ou da Vinci, dans aucun pays il n’est considéré comme italien, français ou européen, mais comme un homme universel. Certains diront que cette universalité réside dans le fait qu’il est difficile de donner une définition précise de sa personnalité : artiste, architecte, inventeur, philosophe, savant.
L’étendue des intérêts de Léonard a longtemps porté à voir en lui l’incarnation même du génie, celui qui ignore toute limite entre les disciplines et qui circule librement dans les immenses territoires de la Connaissance. Au seuil du troisième millénaire, il semblerait que nous commencions à peine à décoder l’incroyable message que Léonard de Vinci nous a légué.
Ce message n’est ni ésotérique, ni kabbalistique, mais réside en la personnalité même de l’homme. Artiste complet (peintre, sculpteur, musicien, metteur en scène, scénariste), c’est l’aspect du personnage qui est le plus connu du public pour avoir peint le tableau le plus mondialement célèbre, La Joconde, alors qu’il ne reste de lui pas plus d’une vingtaine d’œuvres dont certaines ne sont même pas achevées. Mais ce peintre génial et peu prolifique excellait aussi en tant de domaines différents que les possibilités de son esprit et ses visions fulgurantes dépassent l’entendement humain, à un point tel que Menjkowski l’a comparé à « un homme qui se réveille trop tôt, alors qu’il fait encore obscur et que tout le monde dort ».
Pourtant, et le public le sait moins, ce Jules Verne du XVe siècle était un autodidacte… En effet, Leonardo da Vinci est né le 15 avril 1452 à Anchiano, près de Florence, fils illégitime de ser Piero da Vinci, un notaire, et de Catarina, une paysanne. Cette situation familiale de bâtard lui a interdit toute possibilité d’entrer à l’université ou dans toute autre grande école. Son père l’introduisit en 1470 dans l’atelier de Verrochio, où il côtoya Botticelli et Pérugin ; il resta au service de son maître jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Il n’avait pas encore rien accompli qui lui appartienne en propre, ses mains étaient vides et il n’avait trouvé à se distinguer que par un procès scandaleux.
Pour les historiens, c’est à partir de cette période que les choses se compliquent, car Léonard va manifester un intérêt égal pour l’art, la science et la technologie, et par la suite son travail sera si diversifié qu’il est presque impossible de le suivre chronologiquement. Cependant, il n’a pas conduit à terme tous ses écrits scientifiques, techniques et littéraires, tout comme il n’a pas achevé Le Cavallo, L’Adoration des mages ou La Bataille d’Anglioni.
C’est la constante qui se dégage de toute la vie de Léonard : une œuvre gigantesque, géniale, inépuisable… mais inachevée, comme si sa naissance « imparfaite » lui avait interdit d’aboutir à l’ultime perfection. Pourtant, Léonard de Vinci reste et restera toujours comme la preuve la plus extraordinaire des immenses possibilités du cerveau humain, un exemple d’unité de pensée qui ne néglige rien de ce qui est humain, exemple qui prend sa pleine valeur aujourd’hui où l’homme cherche à réunifier sa pensée, ses actions et son travail dans sa quête de l’homme absolu.
Devant l’ampleur de l’œuvre qu’il a menée, on est en droit de se demander si ce génie prophétique, qui a anticipé aussi brillamment l’ère industrielle, a fait ses découvertes d’une manière rationnelle ou suivant des accès d’intuition fulgurante. En premier lieu, à l’époque il était normal qu’un ingénieur-architecte sache tout faire, depuis la construction elle-même jusqu’à la fabrication des matériaux, en passant par l’invention des machineries. Aussi, ses obligations professionnelles l’ont porté dans toutes les directions à la fois.
D’autre part, parfait autodidacte, Léonard avait surentraîné ses facultés d’observation avec une méthode particulière qui consistait d’abord à stimuler et développer l’imagination à partir de tâches colorées ou de nuages dans le ciel, puis à observer les détails offerts par la nature avec le plus de précision possible. C’est ainsi qu’il a écrit, par exemple, son traité sur le vol des oiseaux ou réalisé ses travaux d’anatomie. En un sens, on pourrait dire que de Vinci a posé les premiers jalons de ce que la psychologie contemporaine appellerait« le développement personnel ». Aspect rationnel, logique et rassurant s’il en est.
Mais « toutes connaissances, dit Léonard, découlent de ce que l’on ressent » ; voilà donc l’une des phrases-clés de la méthodologie employée par le grand homme : sans vouloir le formuler aussi clairement, il entrait directement en relation avec une partie de lui-même qui lui dictait ses découvertes sous la forme de visions ou de sensations intérieures. Aujourd’hui, on appellerait cela du channeling, c’est-à-dire une forme de transe où, probablement, l’individu entre en contact avec son Soi supérieur.
Comment expliquer autrement cette forme de voyance si précise et si fine qui lui a permis de “capter” un vélo, un scaphandre, ou un deltaplane, pour ne citer que trois exemples parmi des centaines d’autres ? Comment expliquer aussi autrement cette extraordinaire prémonition sur la physique du XXe siècle ? Seul parmi ses contemporains (et il le restera pendant très longtemps !), il a découvert la nature ondulatoire de la lumière, ou a essayé de trouver la loi unique qui régit toutes les lois de l’univers. Par exemple, il écrit : « Le mouvement est le principe de toute vie. » Il établit ainsi que tout phénomène physique dépend de quatre puissances : mouvement, poids, force et percussion, théorie que l’on peut mettre en parallèle avec celle de la physique quantique et le principe des quatre forces (interactions) : électromagnétique, gravitationnelle, nucléaire forte et nucléaire faible. Lois, faut-il le rappeler, que l’on cherche toujours à unifier aujourd’hui !
Comment se fait-il que Léonard de Vinci, avec des moyens de recherche aussi dérisoires et qui explorait l’univers à ses heures perdues (il ne possédait ni les laboratoires, ni le langage scientifique du XXIe siècle !), ait réussi, grâce à des correspondances et des analogies, à élaborer une théorie générale sur le monde ? Curieusement, et encore une fois, cette vision de l’univers rejoint les nouvelles conceptions de la science : « La proportion ne se retrouve pas seulement dans les nombres et les mesures, mais aussi dans les sons, les paysages, les temps et les lieux, et dans toute puissance qui soit », écrit-il…
Intuitions ou constatations qui peuvent laisser pantois d’admiration, ou faire plonger dans la plus grande perplexité l’esprit rationaliste le plus obtus. Plus fort encore, rejoignant l’hypothèse Gaïa, très à la mode depuis quelques années, il considère que l’homme et la terre sont faits à la ressemblance l’un de l’autre : « Les Anciens, dit-il, ont appelé l’homme microcosme, et la formule est bien venue puisque l’homme est composé de terre, d’eau, d’air et de feu, et que le corps du monde est analogue. » La science et la métaphysique contemporaines n’inventent décidément rien… disons simplement qu’elles précisent les choses !
Ainsi, l’aptitude de Léonard de Vinci est-elle peut-être une clé pour l’homme de demain. Certes, cet homme est universellement connu grâce à un tableau qui a provoqué les passions ; certes, il est célèbre depuis longtemps car il a fait l’objet de milliers d’ouvrages, d’une bande dessinée, de séries télévisées, d’expositions et de travaux, mais c’est au seuil du XXIe siècle que son œuvre prendra toute son importance. Pourquoi ? Léonard de Vinci était non seulement un génie inégalé, non seulement un authentique visionnaire, mais peut-être un prophète… En témoigne cet étrange texte dont on peut dire qu’il fait autant figure de prophétie que de reconstitution :
On verra l’air obscur et nébuleux combattu par les vents contraires qui tourbillonnent en pluie incessante mêlée de grêle, où une infinité de branches arrachées s’enchevêtrent à des feuilles sans nombre. Alentour, on verra d’antiques arbres déracinés, que la rafale aura mis en pièces. On verra des quartiers de montagnes, déjà dénudés par les torrents impétueux, s’écrouler, engorger les vallées et faire monter le niveau des eaux captives dont le déferlement recouvrira les vastes plaines et leurs habitants […] Les champs submergés montreront leurs ondes chargées de tables, lits, canots et autre radeaux improvisés, tant par nécessité que crainte de la mort. Dessus, hommes, femmes et enfants entassés crient et se lamentent, épouvantés par la tornade furieuse qui roule les vagues et, avec elles, les cadavres des noyés. Pas un objet ne flotte qui ne soit couvert d’animaux divers rapprochés par une trêve, peureusement blottis l’un contre l’autre… […] Ô combien de gens pourras-tu voir se boucher les oreilles des mains pour ne pas entendre l’immense grondement dont la violence des vents mêlés à la pluie, au tonnerre du ciel et à la fureur de la foudre, emplit l’air obscurci ! Certains, non contents de fermer les yeux, y posent aussi les mains, l’une sur l’autre, pour mieux les couvrir et les soustraire au spectacle du carnage implacable auquel la colère de Dieu livre l’espèce humaine.
Si colère de Dieu il y a, alors elle a commencé au Mexique, aux États-Unis, en Russie, au Bengladesh, et dans d’autres parties du globe sous cette forme exacte. Le problème, avec Léonard de Vinci, c’est qu’il n’a pas prévu d’Arche de Noé…