Par Christian Rebisse ♦
« Martiniste » est un terme qualifiant les membres d’un courant initiatique particulier. À l’origine, il désignait les membres de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus-Cohens de l’Univers, fondé par Martinès de Pasqually au XVIIIe siècle. Cette expression désigne aussi les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, qui perpétuent la doctrine de Martinès de Pasqually.
Le titre de « Martiniste » qualifie plus spécialement ceux qui s’attachent à l’étude des œuvres de Louis-Claude de Saint-Martin et plus encore ceux qui s’adonnent à cette étude dans le cadre de l’Ordre Martiniste, un mouvement initiatique fondé par Papus et A. Chaboseau dans le sillage du Philosophe Inconnu.
1 – Un mystérieux fondateur, Martinès de Pasqually
L’Ordre des Élus-Cohens relève de ce que l’on appelle les « hauts-grades maçonniques ». Ces grades sont apparus dans la Franc-Maçonnerie au XVIIIe siècle. Entre 1740 et 1773, ils prolifèrent avec une certaine anarchie. Certains systèmes de hauts grades se constituent en Ordres indépendants. C’est le cas en France vers 1754 avec l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus-Cohens de l’Univers de Martinès de Pasqually (1710?-1774).
Bien que depuis quelques dizaines d’années, on connaisse beaucoup mieux la genèse des divers systèmes de hauts-grades et la biographie de leurs fondateurs, il n’en est pas de même pour l’Ordre des Élus-Cohens. Les origines de son promoteur, Martinès de Pasqually, restent encore mystérieuses. Plusieurs auteurs comme René Leforestier (1858-1951) et Gérard Van Rijnberk (1875-1953) ont tenté d’en percer les secrets. Depuis, peu de découvertes importantes son venues s’ajouter à leurs travaux, si ce n’est celle de l’acte d’inhumation de Martinès de Pasqually par Jean Pinasseau en 1969 et celles de Christian Marcenne en 1996 à propos de sa carrière militaire.
Le nom même de Martinès de Pasqually reste imprécis. En effet, il en varia l’orthographe et la composition plusieurs fois. Ainsi utilise-t-il parfois le nom de Joachim Dom Martinès de Pasqually, ou celui de Jacques Delivon Joacin Latour de La Case. Nous nous contenterons ici d’employer celui qui lui est généralement attribué : Martinès de Pasqually. Que fut sa jeunesse, nous l’ignorons encore. On ne sait rien sur ce que furent ses études et sa formation. Ses lettres montrent qu’il maniait fort mal la langue française.
Certains rituels Élus-Cohens sont écrits entièrement en latin – ex. le De Circulo –, et la plupart des autres comportent des citations latines. Il est donc possible qu’il possédait une culture classique. D’après les documents déposés par Martinès de Pasqually chez Perrens fils, notaire à Bordeaux, il ressort qu’il a exercé la profession de militaire pendant une dizaine d’années, avec le grade de lieutenant. En 1737, il sert en Espagne, dans la compagnie du régiment d’Edimbourg-Dragons, commandé par son oncle, Dom Pasqually. En 1740, il est en Corse, où il participe à l’intervention française sous le commandement du marquis de Millebois. Martinès de Pasqually est au service de l’Espagne et combat en Italie en 1747.
2 – Emmanuel Swedenborg et Martinès de Pasqually
Gérard Encausse, dans son livre Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-Maçonnerie (1899), affirme que Martinès de Pasqually avait été initié par Emmanuel Swedenborg à Londres et chargé de répandre en France le système dont le voyant suédois était le créateur.
Papus, qui voulait que Swedenborg soit le créateur des Hauts Grades maçonniques, va jusqu’à dire que nous devons voir dans le Martinisme, un Swedenborgisme adapté. Papus eut tort d’accorder crédit à une information qu’il puisa dans l’Orthodoxie Maçonnique (1853) de Ragon. Ce dernier avait repris, sans les contrôler, les éléments donnés par Marcello Reghellini dans La Maçonnerie considérée comme le résultat des religions égyptienne juive et chrétienne (1833). Cet auteur a dressé une biographie assez fantaisiste du fondateur des Élus-Cohens.
D’après lui, Martinès de Pasqually serait d’origine allemande et serait mort centenaire. Il ne fait pas de Martinès de Pasqually un disciple de Swedenborg, mais indique que c’est ce philosophe suédois qui lui donna l’idée de créer un rite se rapportant à la théosophie biblique et chrétienne. On peut s’étonner que Ragon et Papus aient manqué à ce point d’esprit critique, car une étude, même rapide, des idées de Pasqually et de Swedenborg montre qu’elles n’ont rien en commun.
Reghellini prétendait également que « le matériel lui a été fourni par les juifs talmudistes et par les chrétiens de Saint Jean, qui vivaient dans les lieux d’Orient qu’il avait visités pendant sa jeunesse ». Il parle des voyages de Martinès de Pasqually en Turquie, en Arabie et en Palestine, sans toutefois citer aucune source. Martinès de Pasqually, dans ses écrits et ses correspondances, n’a jamais fait état de tels voyages. Il semble donc impossible d’accorder le moindre crédit aux affirmations fantaisistes de Reghellini.
Le père de Martinès de Pasqually était franc-maçon. Il possédait une patente stuartiste qui lui fut accordée le 20 mai 1738. Cette Charte était transmissible à son fils. La carrière maçonnique du père de Martinès de Pasqually est assez floue. Il semble avoir été vénérable d’une loge à Aix en 1723. Dans ses lettres, Martinès de Pasqually parle parfois de l’origine des « quelques connaissances que mes prédécesseurs m’ont transmis ».
C’est probablement de son père que Martinès de Pasqually reçut l’essentiel de sa formation mystique. Mais il dit aussi, « la Sagesse m’a enseigné », ce qui semble montrer que son savoir vient aussi de sa propre expérience spirituelle. Martinès de Pasqually adapta ses connaissances à son époque et au cadre qu’il avait choisi pour le diffuser, la Franc-Maçonnerie. L’étude de ses écrits, instructions, rituels etc, montre qu’il connaissait parfaitement la Bible et particulièrement l’Ancien Testament, qu’il cite fréquemment avec cependant de fréquents ajouts. Ces éléments, souvent empruntés à la tradition talmudique, montrent qu’il connaissait bien la religion de ses ancêtres.
3 – La kabbale
Bien qu’il soit erroné d’assimiler le Martinisme à la kabbale, le système de Martinès de Pasqually possède une certaine affinité avec le fonds général de la mystique juive. Par son père, Martinès de Pasqually est d’origine espagnole. Or, les kabbalistes étaient très présents en Espagne. Il est donc tout à fait possible qu’il ait côtoyé les kabbalistes espagnols. Martinès de Pasqually disait tenir ses connaissances d’un héritage ésotérique dont sa famille était en possession depuis trois cents ans. Sa famille aurait reçu ces documents de l’Inquisition, dont quelques-uns des membres de sa famille avaient fait partie. Nous ne savons hélas rien sur cet héritage.
S’agit-il de documents renfermant des connaissances et des pratiques dont Martinès de Pasqually s’est fait le dispensateur, ou cet héritage lui venait-il d’une société initiatique à laquelle appartenait sa famille ?
Jean-Baptiste Willermoz disait que Martinès de Pasqually avait succédé à son père qui vivait en Espagne ! Cette remarque laisse entendre qu’il exista probablement un petit groupe de « pré-Cohens » à l’époque du père de Martinès de Pasqually. Quoi qu’il en soit, l’Ordre constitué par Martinès de Pasqually est véritablement une création, ou au moins une réactualisation, puisqu’à la lecture des diverses correspondances du Maître avec ses disciples on assiste à la genèse d’un Ordre, qui même au moment de la mort de son fondateur, n’est pas encore totalement opérationnel.
On peut dire qu’avec la mort de Papus, pendant la Première Guerre mondiale, l’Ordre Martiniste était en sommeil. Après l’armistice, d’une manière plus ou moins régulière, plusieurs de ses membres tentèrent de le faire revivre. C’est de ces organisations que descendent les diverses obédiences actuelles se réclamant du Martinisme.
Nous n’aborderons pas ici la philosophie martiniste, sauf quand elle est nécessaire pour comprendre les options prises par telle ou telle obédience, notre souci étant essentiellement d’exposer la manière dont sont nés ces groupes. La période de l’histoire qui marque leur genèse reste souvent confuse. Il faut dire que plusieurs historiens ont pris plaisir à brouiller les pistes. Pour ne pas compliquer les choses, nous ne parlerons pas ici des divers petits groupes marginaux actuels, qui, du reste, n’ont souvent de martinistes que le nom.
A la lecture du Traité sur la réintégration des êtres, le texte dans lequel Martinès de Pasqually a résumé l’ensemble de sa doctrine, on constate que des éléments qui enrichissent les récits du Traité trouvent leur source dans de la littérature talmudique, rabbinique et kabbalistique.
Bien des détails relèvent aussi de l’ésotérisme judéo-chrétien propre au christianisme primitif. On aurait donc tort de faire de Martinès de Pasqually un kabbaliste, car sa philosophie, tout comme sa théurgie ne sont pas spécifiquement kabbalistes. Elles doivent être classées davantage dans un christianisme qui a plus à voir avec le christianisme primitif qu’avec la religion catholique romaine, même si Martinès de Pasqually se réclame de cette dernière. En effet, Martinès de Pasqually pense comme un chrétien d’avant le premier Concile.
Pour lui, le Christ est un prophète qui s’est incarné à travers le temps sous différent noms, de plus, il a une conception angéologique du Christ, autant de positions qui sont caractéristiques du judéo-christianisme. Si les divers mouvements judéo-chrétiens qui constituent la source du christianisme ont été marginalisés au sein de l’Eglise après les premiers Conciles, il n’en reste pas moins vrai que certains ont subsisté assez longtemps. Il est possible qu’une survivance judéo-chrétienne ait subsisté en Espagne et que Martinès soit l’un de ses descendants.
Selon les écrits de Martinès de Pasqually, la science des Élus-Cohens trouve son origine dans les instructions que Seth, le troisième fils d’Adam, aurait reçu d’un ange. Cette science enseigne la manière de conduire les rites propres à permettre à l’homme de se réconcilier avec Dieu. Les descendant de Seth et d’Enoch pervertirent cette connaissance, au point qu’elle était devenue inutilisable. Noé fut alors instruit sur cette science qui, depuis, se serait transmise jusqu’aux Élus-Cohens. Martinès de Pasqually prétendait que les rites perpétués par les Élus-Cohens venaient de cet héritage.
4– Martinès de Pasqually et la Franc-Maçonnerie
Martinès de Pasqually définit ainsi sa mission, « je ne suis qu’un faible instrument dont Dieu veut bien, indigne que je suis, se servir, pour rappeler les hommes mes semblables à leur premier état de maçon, afin de leur faire voir véritablement qu’ils sont réellement hommes-Dieux, étant créés à l’image et à la ressemblance de cet Etre tout-puissant ». Martinès de Pasqually est franc-maçon et fréquente les loges du sud de la France. Il estime cependant que la Franc-Maçonnerie de son époque est « apocryphe », c’est-à-dire d’une authenticité douteuse, et propose de la ressourcer autour d’une doctrine particulière.
Ses activités maçonniques débutent en 1754 à Avignon, Marseille et plus particulièrement à Montpellier, où il aurait fondé le chapitre des Souverains Juges Ecossais. À la fin de l’année 1760, il se présente à la loge Saint Jean des trois loges réunies, située à l’orient de Toulouse. Martinès de Pasqually expose à ses frères toulousains une sorte de « plan parfait » de la Franc-Maçonnerie et ses projets d’établir l’ancien et le nouveau temple des « Chevaliers Lévites, des Cohenim-Leviym et des Élus Coëns ».
Les frères de Toulouse se montrent sceptiques, Martinès de Pasqually a alors l’imprudence de se laisser entraîner dans une démonstration de ses pratiques théurgiques pour satisfaire leurs exigences. Hélas, la démonstration tourne court. Après deux essais infructueux, notre théurge est remercié et on l’invite à quitter les lieux. Les responsables de la loge toulousaine, qui avaient déjà souffert des manœuvres de plusieurs aventuriers, préférèrent ne pas pousser l’expérience plus loin.
À Foix, Martinès de Pasqually aura plus de chance, et c’est dans la loge Josué du régiment de cette ville qu’il va recruter ceux qui seront ses premiers disciples, le lieutenant-colonel de Grainville et le capitaine des grenadiers Champoléon. Là, il fonde un chapitre, le Temple des Élus-Cohens. Mais c’est à Bordeaux que commence réellement l’histoire de cet Ordre. Martinès de Pasqually, qui suit le régiment de Foix, alors en garnison au Château-Trompette de Bordeaux, s’y installe en avril 1762. Il y établit son Tribunal Souverain, c’est-à-dire le centre des activités de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus-Cohen de l’Univers. Il intéresse bientôt un jeune officier, le sous-lieutenant de grenadiers, Louis-Claude de Saint-Martin.
Les voyages de Martinès de Pasqually à Paris lui permettent également de former d’autres disciples, Bacon de la Chevalerie, le comte de Lusignan, du Gers, Henri de Loos et Jean-Baptiste Willermoz, qui se trouve alors dans la capitale pour ses affaires personnelles. L’Ordre s’étend rapidement à Paris, Versailles, Lyon, Grenoble, la Rochelle, Strasbourg… L’abbé Fournié (1738-1825), disciple de la première heure, nous renseigne sur la manière dont Martinès de Pasqually recrutait ses disciples.
Dieu m’accorda la grâce de rencontrer un homme qui me dit familièrement : « Vous devriez venir nous voir, nous sommes de braves gens : vous ouvrirez un livre, vous regarderez au premier feuillet, au centre et à la fin ; lisant seulement quelques mots, et vous saurez tout ce qu’il contient : vous voyez marcher toutes sortes de gens dans la rue ; hé bien ! ces gens là ne savent pas pourquoi ils marchent, mais vous vous le saurez. » Cet homme dont le début avec moi semble extraordinaire, se nommait Don Martinès de Pasqually.
5 – Un rite judéo-chrétien
L’Ordre fondé par Martinès de Pasqually est une société initiatique mystique. Il est structuré autour d’un système théosophique très particulier dont les origines sont énigmatiques. Sa mystique est chrétienne, mais dans un sens particulier, car son christianisme est teinté d’un judéo-christianisme assez proche du christianisme des premiers temps.
La mystique de Martinès de Pasqually n’est pas une simple spéculation, elle conduit à une pratique. Cette mise en œuvre s’appuie sur une magie divine, une théurgie. Elle vise à amener l’homme, par purifications successives, à la communication la plus haute avec le monde des esprits. D’abord avec son compagnon fidèle, l’ange personnel de l’Initié, puis avec les esprits des mondes supérieurs, pour enfin entrer en relation avec ce qu’il nomme mystérieusement « La Chose », l’Innommable.
6 – La doctrine de la réintégration
Martinès de Pasqually ne prétendait pas être le créateur de l’Ordre qu’il instituait, mais se présentait comme étant l’un de ses sept Souverains dirigeants. Contrairement aux divers systèmes de hauts grades maçonniques, qui manquent souvent d’unité doctrinale, celui de Martinès de Pasqually se développe autour d’une doctrine précise, celle de la Réintégration.
On peut la trouver dans son Traité sur la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine, un texte d’instruction qu’il réservait à ses disciples les plus avancés. Ce texte a été édité en 1899 sous la forme d’un livre paru chez Paul Chacornac. Plus récemment, en 1993, Diffusion Rosicrucienne en a édité une version plus fiable d’après l’exemplaire manuscrit de Louis-Claude de Saint-Martin. Le Traité de Martinès de Pasqually est un midrach judéo-chrétien. Il commente la Bible en apportant des développements ésotériques.
On peut résumer ainsi le propos du Traité. Avant les temps, Dieu émane de Lui des êtres libres. Certains d’entre eux veulent exercer eux-mêmes la puissance créatrice. Dieu les écarte donc de Lui en les enfermant dans la matière qu’il crée à cet effet pour leur servir de prison.
La Divinité émane alors l’Homme, un androgyne au corps de lumière qu’Il dote des pouvoirs appropriés et qu’Il envoie garder les esprits rebelles pour les amener à leur résipiscence. Cependant, l’Homme chute à son tour et se trouve alors enfermé dans un corps de chair. Il garde cependant la même mission mais doit d’abord réintégrer sa position glorieuse avant de pouvoir la mener à bien. Ne disposant plus des même pouvoirs, il en est réduit à utiliser un culte extérieur, la théurgie, pour en appeler à des « agents intermédiaires », les anges restés fidèles. Ces évocations théurgiques nécessitent de longues préparations et sont réservées uniquement aux membres les plus élevés dans la hiérarchie de l’Ordre des Élus-Cohen, c’est-à-dire aux Réaux-Croix.
Sans entrer dans les détails, d’une doctrine complexe, nous dirons qu’elle part du principe que l’homme est en état d’exil et qu’il est privé, depuis un drame cosmique, de la communication directe avec Dieu. Cet état d’exil implique pour lui la nécessité de recourir à des « agents intermédiaires » pour communier à nouveau avec Dieu et retrouver son état de gloire passé. En effet, selon Martinès de Pasqually, l’homme, dans son état présent, ne peut plus communiquer intérieurement avec Dieu.
Il doit donc user d’une communication externe et employer pour cela des agents intermédiaires. Ces agents sont des êtres angéliques que l’homme peut appeller au moyen de rites appropriés, d’opérations théurgiques. Ces évocations théurgiques nécessitent cependant de longues préparations, et étaient réservées aux membres les plus avancés de l’Ordre des Élus-Cohens, c’est-à-dire aux Réaux-Croix.
7 – Les grades Cohens
Chaque degré met en scène et fait vivre à l’Initié les divers épisodes de la vie de l’homme : son émanation dans l’Immensité divine, la mission primitive donnée à l’homme, la chute d’Adam dans le monde de la matière et sa remontée à travers les sphères célestes. Décrire cette hiérarchie n’est pas chose facile, car elle a évolué au fur et à mesure où Martinès de Pasqually structurait son rite. De plus, les différents grades portent plusieurs noms, ce qui complique la tâche. Les catéchismes propres à chaque degré ou encore les Statuts des Chevaliers Élus Coëns de l’Univers et le Cérémonial des initiations, ne proposent pas tous la même division.
René Leforestier, Papus, Gérard Van Rijnberk, Robert Ambelain et Robert Amadou n’ont pas tous retenu la même hiérarchie. Roger Dachez a publié une étude concernant la genèse des grades Cohens faisant le point sur cette question. Sans nous attarder sur les divers systèmes, nous proposons ici celui qui semble la plus réaliste.
La hiérarchie Cohen débute par les trois grades « bleus », Apprenti, Compagnon et Maître, le plus souvent donnés en une seule cérémonie. Suivent les degrés de Maître Parfait Élu (ou Grand Élu sous la bande noire), d’Apprenti Élu-Cohen (ou Fort marqué), de Compagnon Élu-Cohen (ou Double fort marqué), de Maître Élu-Cohen (ou Triple fort marqué, ou encore Maître écossais). Nous trouvons ensuite ceux de Grand Maître Cohen (ou Grand architecte), de Grand Élu de Zorobabel, (ou Chevalier d’Orient), et de Commandeur d’Orient (ou Apprenti Réau-Croix). La hiérarchie de l’Ordre est couronnée par un degré suprême, celui de Réau-Croix (ou R+). Les membres de ce dernier degré participent à un travail mystique basé essentiellement sur la théurgie.
La hiérarchie de l’Ordre conduit l’initié à une gradation de purifications du corps, de l’âme et de l’esprit propres à le rendre sensible aux bonnes influences spirituelles, plus particulièrement par l’intermédiaire de son guide, son esprit compagnon, son « ange gardien ». Lorsque le Cohen a réalisé cette jonction, son esprit compagnon lui ouvre les portes du monde surcéleste qui conduit au Monde divin, à l’Immensité Divine.
L’Ordre des Élus-Cohens est dirigé par un collège de direction, le Tribunal Souverain, composé de Réaux-Croix. Ses membres portent le titre de Souverains Juges et font suivre leur signature des lettres S.J. Au XVIIIe, le « I » et le « J » écrits en majuscules ont le même graphisme, et cette similitude a entraîné quelques historiens à confondre les « S.J. » de Martinès de Pasqually avec les « S.I. » du baron Hund. Le titre de S.I. n’a jamais fait partie de la hiérarchie Cohen.
8 – La théurgie
Les Réaux-Croix pratiquent la théurgie. Quelle est donc cette mystérieuse science ? Selon l’étymologie, le mot théurgie vient du grec theos, Dieu, et ergon, ouvrage. La théurgie est donc « l’ouvrage de Dieu ». Au IIIe siècle, Jamblique l’a introduit dans la philosophie, comme adjuvant à la sagesse purement spéculative dont se contentait ses prédécesseurs. Il considérait la théurgie comme une magie supérieure, visant non pas à obtenir des bienfaits matériels, mais à réaliser progressivement l’union mystique avec la Divinité.
La théurgie de Martinès de Pasqually a les mêmes objectifs : elle a pour but de mettre l’homme en relation avec le Divin en utilisant des intermédiaires devenus nécessaires depuis la chute de l’homme, les « anges », ou plutôt, pour coller au langage martiniste, aux esprits célestes et surcélestes. La théurgie de Martinès de Pasqually vise essentiellement à obtenir les bénédictions des esprits bons. Elle a aussi pour but d’exécrer, de conjurer les esprits mauvais, pour chasser leurs influences mauvaises qui tendent sans cesse à éloigner l’homme de sa mission.
Appeler les esprits bons, éloigner les mauvais, nécessite de connaître leurs noms, leurs jours d’influence et les heures propices pour les interpeller à l’aide du rite approprié. Pour ce faire, Martinès de Pasqually confiait à ses émules Réaux-Croix, un répertoire contenant les noms, les hiéroglyphes secrets de 2400 esprits, et de multiples recommandations sur les périodes favorables aux opérations, comme les équinoxes ou les phases lunaires les plus bénéfiques.
Le rituel préconisé par Martinès de Pasqually est extrêmement complexe à mettre en œuvre ; il réclame un lieu spécialement aménagé. Sur le sol on dessine le tableau figuratif de l’opération, un pantacle composé de cercles concentriques, de triangles et de quarts de cercles reliés aux cercles principaux. L’adepte doit prendre grand soin de dessiner les hiéroglyphes des esprits avec lesquels il désire opérer. Sur ce pantacle on place, à des points précis, des bougies dont le nombre peut aller jusqu’à plusieurs dizaines. Avant d’opérer, le disciple doit prendre soin de se livrer aux jeûnes et purifications nécessaires à l’accomplissement du culte magique.
En dehors de ces éléments que l’on retrouve dans de nombreuses pratiques anciennes, il faut souligner le caractère mystique de la théurgie de Martinès de Pasqually . En effet, à la lecture de ses rituels, on est surpris de l’importance qu’y occupent les prosternations, les prières, souvent extraites des Psaumes. La théurgie de Martinès de Pasqually ne cherche pas à diriger des forces sur quelqu’un ou à obtenir des avantages. Ce n’est pas une « magie pratique » orientée vers les petits soucis du quotidien ; c’est une sainte magie dont l’objet est l’union mystique. Tout, dans la théurgie Cohen, conduit à cette rencontre entre le visible et l’invisible. Dans cette pratique l’invisible, la Chose, se manifeste par une influence spirituelle que les Cohens appellent intellect, une manifestation émanée de Dieu ou de Ses anges.
Cet intellect ne prend jamais une forme corporelle, il se manifeste soit par un son distinct qu’il occasionne dans l’air, soit par une voix lente que les Cohens nomment « la conversation secrète entre l’âme et l’intellect ». Le plus souvent, il exprime sa présence par un hiéroglyphe lumineux. Les Élus-Cohens appelaient ces diverses manifestations des « passes ». Les instructions secrètes, les rituels Cohens et les correspondances entre Martinès de Pasqually et ses disciples montrent la difficulté de telles opérations.
À leur lecture, on peut se demander combien furent ceux qui purent rassembler les conditions préconisées par le Souverain Grand Maître des Élus-Cohens, conditions qu’ils seraient impossibles de réunir à un homme vivant à l’époque moderne. À la lecture des textes de Martinès de Pasqually, on peut se demander aussi si ces travaux n’étaient pas finalement uniquement une préparation extérieure destinées à conduire le disciple vers une communion plus intérieur avec le Divin. En effet, pour Martinès de Pasqually le lieu privilégié de la rencontre avec le Divin reste le cœur de l’homme, car c’est dans ce tabernacle qu’il peut recevoir les plus grandes satisfactions ainsi que les plus grandes faveurs que le Créateur lui envoie.
9 – La prière du Martinisme
Les Cohens devaient être des chrétiens pratiquants et plusieurs disciples protestants se convertiront au catholicisme pour se conformer à la règle. Lors de son initiation au degré apprenti, le Cohen devait prendre plusieurs engagements : le premier était de garder secrets les mystères de l’Ordre, le second d’être fidèle à la sainte religion Catholique apostolique et romaine. Avant de pratiquer les rites théurgiques, les Élus-Cohens devaient assister à une messe.
Ils devaient aussi s’adonner fréquemment à la prière, en particulier à la Prière des six heures, une pratique spirituelle effectuée toutes les six heures (six heures du matin, midi, dix-huit heures et minuit). Ces prières, composées en partie par Martinès de Pasqually, comprenaient des lectures des Psaumes, des invocations « du saint nom de Jésus », le Pater, l’Ave Maria, ainsi que des suppliques adressées à l’ange gardien. À ces prières quotidiennes s’ajoutait aussi la « Prière qu’il faut faire quand on est couché et prêt à s’endormir ».
Pour un Cohen, il était également nécessaire de dire les sept Psaumes de Pénitences au moins à chaque renouvellement de Lune, ou tous les jours suivant les périodes de travail, de dire l’Office du Saint Esprit tous les jeudis, de réciter le Misere, debout face à l’Orient, et le De Profundis, face contre terre. Plus le disciple avançait dans la hiérarchie, plus les obligations, prières, jeunes, abstinences augmentaient. Comme on peut le constater, la vie d’un Cohen était bien remplie et demandait une disponibilité totale. Elle n’avait rien à envier à celle d’un moine.
La magie de Martinès de Pasqually était une « sainte magie », ayant pour but de conduire le disciple à une vie spirituelle de plus en plus intense. L’abbé Pierre Fournier nous indique que les instructions journalières de Martinès de Pasqually « étaient de nous porter sans cesse vers Dieu, de croître de vertus en vertus, et de travailler pour le bien général ; elles ressemblaient exactement à celles qu’il paraît dans l’évangile que Jésus-Christ ».
D’Hauterive, dans une lettre du Fonds Du Bourg, précise le travail d’un Cohen en ces termes : « La réjection continuelle de la pensée mauvaise, la prière et les bonnes œuvres : voilà les seul moyens d’avancer dans la découverte de toutes les vérités, et, ce qui est encore au-dessus, la pratique de toutes les vertus ». L’exigence de telles pratiques rebutera de nombreux disciples venus chercher le merveilleux et peu enclins à suivre des règles aussi contraignantes.
10 – L’entrée en sommeil
À son arrivée à Bordeaux, même s’il vit modestement, Martinès de Pasqually ne semble pourtant pas manquer d’argent. Cependant, ses affaires semblent empirer, et en 1769, il a 1200 livres de dettes. Le port de Bordeaux est spécialisé dans le commerce du sucre avec Haïti, et il est probable que le fondateur des Élus-Cohens avait lui-même des intérêts sur cette île. Ses beaux-frères s’y étaient installés. En 1772, il décide de partir pour Saint-Domingue pour le recouvrement d’une petite succession qu’il avait eu d’un de ses parents décédé là-bas. Il espérait qu’après ses affaires matérielles seraient plus prospères. Depuis Haïti, il continue d’envoyer ses instructions à ses disciples.
Hélas, le Maître ne rentra jamais de voyage, car il mourut le 24 septembre 1774 à Saint-Domingue. Quelque temps avant sa mort, il avait nommé Cagnet de Lestère, l’un de ses disciples d’Haïti, pour diriger l’Ordre des Élus-Cohen. Mais ce dernier mourut lui-même en décembre 1779. Son successeur, Sébastien de Las Casas, rentra en France en novembre 1780 et mit officiellement en sommeil un Ordre qui, depuis la mort de son fondateur, s’éteignait de lui-même.
Martinès de Pasqually n’avait pas consigné par écrit le rituel d’initiation au degré suprême de l’Ordre, celui des Réaux-Croix, par conséquent, ses disciples étaient dans l’impossibilité d’assurer la pérennité de l’Ordre. Par ailleurs, beaucoup de ses membres s’étaient éloignés de pratiques théurgiques trop complexes pour s’enrôler dans mesmérisme, plus particulièrement depuis que le marquis de Puységur avait découvert en 1784 le somnambulisme, qui par l’intermédiaire d’un médium permettait d’entrer en contact avec l’autre monde.
Inévitablement, tous ceux qui se sentaient portés vers les sciences de l’invisible, et au premier plan les Élus-Cohens, furent séduits par le somnambulisme. Jean-Baptiste Willermoz n’échappa pas à l’engouement général, et il est probable que cette pratique soit pour beaucoup dans la chute de l’Ordre des Élus-Cohens. En effet, avec le somnambulisme, plus besoin d’ascèse et de rites compliqués pour communiquer avec l’invisible : il suffit de plonger un patient dans le sommeil magnétique et de l’interroger.
La pratique montrera hélas que les choses ne sont pas si simples, et Jean-Baptiste Willermoz, qui dans cette mouvance créa la Société des Initiés (1785), en fera les frais entre avril 1785 et octobre 1788. Il se rangera ensuite parmi les Martinistes qui, comme Rodolphe Salzmann et Louis-Claude de Saint-Martin, pensaient qu’il est dangereux de vouloir soulever le voile de l’autre monde sans faire un travail de sanctification.
11 – Les disciples
L’Ordre des Élus-Cohen ne comporta jamais un grand nombre de membres. Il compta cependant, quelques femmes, chose rare pour un rite maçonnique à l’époque. Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) fut initié dans cet Ordre en 1765. Dès 1771, il quitta la carrière militaire pour se livrer totalement à ses activités spirituelles. Il devint ainsi le secrétaire personnel de Martinès de Pasqually. Le chef des Élus-Cohen reconnaissait en effet dans ce jeune homme brillant un disciple prometteur, capable de l’aider à organiser le travail déjà entrepris. La collaboration de Saint-Martin fut donc précieuse à Martinès de Pasqually, qui grâce à son aide, réussit à améliorer l’organisation de l’Ordre. Quelques années plus tard, en 1772, il parvint au plus haut degré, celui de Réaux-Croix.
Gravé sur pierre par Charles Vernier d’après la miniature de Guérin. Lithographie publiée en frontispice de la réédition des Nombres de L.C de Saint-Martin par L. Schauer (1861) avec comme légende « tiré du cabinet de M. Matter »
Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), négociant en soieries à Lyon, fut un membre éminent de l’Ordre. Initié dans la Franc-Maçonnerie en 1750, alors qu’il n’a que vingt ans, il occupa rapidement une place importante dans la Franc-Maçonnerie lyonnaise. Il entra chez les Élus-Cohens et devint un disciple zélé. S’il fut séduit par les enseignements de Martinès de Pasqually, il fut quelque peu déçu par les capacités d’organisateur de ce dernier. En effet, l’Ordre des Élus-Cohens était encore en pleine gestation, et son fondateur n’en finissait pas d’écrire les rituels et les instructions destinés au fonctionnement des loges. Jean-Baptiste Willermoz pratiquera la théurgie avec assiduité pendant quelques années avant d’en retirer quelques fruits.
12 – Franc-Maçonnerie : Le Régime Écossais Rectifié
Après la disparition de Martinès de Pasqually, les deux disciples que nous venons d’évoquer tentent, chacun à leur manière, de poursuivre le travail de leur Maître. Jean-Baptiste Willermoz s’associe d’abord à la Stricte Observance Templière allemande du baron Carl Gotthelf von Hund (1722-1776). Il devient l’un des acteurs essentiels dans l’établissement de cet Ordre en France à partir de 1772.
La Stricte Observance Templière, qui domine alors la Franc-Maçonnerie allemande, est cependant en pleine crise et tente de se réformer. Jean-Baptiste Willermoz va jouer un rôle essentiel dans son évolution en proposant de l’enrichir avec la doctrine de la Réintégration. Cette réforme, initialisée d’abord en France en 1778 lors du convent des Gaules, se généralisera petit à petit au reste de l’Ordre. Elle sera officialisée en 1782, lors du convent de Wilhelmsbad, qui marque l’abandon de la référence templière. La Stricte Observance Templière devient alors officiellement le Régime Écossais Rectifié (R.E.R.).
Sous la direction de Jean-Baptiste Willermoz les rituels et textes d’instructions furent réécrits pour intégrer la doctrine de Martinès de Pasqually. Présentée en filigrane dans les grades d’Apprentis, Compagnon, Maître et Maitres Écossais de Saint André, elle se fait plus précise dans les deux grades intérieurs de l’ordre, ceux d’Ecuyer Novice et de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte. Elle trouve sa pleine expression dans la classe secrète du Régime, dans les grades de Profès et de Grand Profès. Il faut souligner cependant que les pratiques théurgiques des Élus Cohens ne furent pas adoptées dans le Régime Écossais Rectifié.
Cette franc-maçonnerie réformée, fortement teintée de christianisme, ne survivra guère à la Révolution française. A la suite d’une timide tentative de résurgence après la Révolution, le Régime Écossais Rectifié disparaitra avant la mort de Jean-Baptiste Willermoz en 1824. Il connaîtra cependant une survivance en Suisse qui permettra à Edouard de Ribaucourt et à Camille Savoire de le faire revivre en France à la veille de la première Guerre mondiale.
13 – La voie cardiaque du Martinisme
La pensée de Martinès de Pasqually trouve aussi une continuité hors de la Franc-Maçonnerie à travers Louis-Claude de Saint-Martin. Il abandonne la théurgie, la voie externe, au profit d’une démarche plus intérieure. En effet, après des années de pratique, il juge la théurgie dangereuse, et peu sûre pour trouver le Divin. L’outil et le creuset de l’évolution spirituelle de l’homme doit être, selon Saint-Martin, le cœur de l’homme. Il veut « entrer dans le cœur du Divin et faire entrer le Divin dans son cœur ».
C’est dans ce sens que l’on appelle la voie préconisée par Saint-Martin la voie cardiaque. L’évolution de l’attitude de Saint-Martin est due en partie à sa découverte de l’œuvre de Jacob Boehme, dont il s’attacha à traduire les œuvres en français pour les publier. Elle est aussi le résultat logique d’un penchant naturel pour l’introspection. Cependant, les enseignements de Pasqually eurent sur Louis-Claude de Saint-Martin une influence profonde, et il conserva toute sa vie un grand respect pour celui qu’il appelait « son premier instructeur ». Les livres qu’il écrivit sous le nom de Philosophe Inconnu, depuis Des erreurs et de vérité en 1775, Le Tableau naturel en 1782, L’Homme de désir en 1790 ou Le Nouvel homme en 1792… jusqu’à son dernier livre, Le Ministère de l’Homme-Esprit, publié en 1802, sont tous marqués de la doctrine de Martinès de Pasqually.
Louis-Claude de Saint-Martin aurait transmis une initiation à quelques disciples choisis mais ne créa pas d’organisation initiatique. De toute manière, avec la Révolution française la plupart des loges maçonniques étaient tombées en sommeil et l’époque n’était pas favorable à la création d’un mouvement initiatique. La tradition rapporte qu’autour de lui, se constitua un groupe informel sous le nom de « Cercle Intime ». Balzac, dans Le Lys dans la Vallée, témoigne de l’existence de ce groupe de disciples : « amie intime de la Duchesse de Bourbon, Mme de Verneuil faisait partie d’une société sainte dont l’âme était M. Saint-Martin, né en Touraine, et surnommé le Philosophe Inconnu. Les disciples de ce philosophe pratiquaient les vertus conseillées par les hautes spéculations de l’illuminisme mystique ».
L’initiation transmise par Louis-Claude de Saint-Martin se serait perpétuée jusqu’au début du siècle par différentes filiations. A la fin du XIXe siècle, deux hommes se disent dépositaires de cette initiation : le Docteur Gérard Encausse et Augustin Chaboseau, qui fondent l’Ordre Martiniste vers 1889, c’est la naissance du Martinisme de la Belle Époque.